
Bonheur : peut-on être heureux en consommant moins (et en polluant moins) ?
Épisode 17 - Avec Gaël Brulé, Mickaël Mangot, Chiara Pastorini et Bernard Sablonnière.
Depuis que les plateformes comme TikTok permettent d’acheter en un clic sur les réseaux sociaux, la tentation de consommer toujours plus n’a jamais été aussi accessible.
Et derrière cette frénésie d’achats, plusieurs questions persistent : pourquoi achète t-on autant ? Est-ce que ces achats comblent nos désirs, nos besoins ? Est-il possible d’entrainer notre cerveau face à la pression consumériste ? Est-on réellement heureux en achetant toujours plus ? Quelle conséquence pour notre planète ? Et surtout, quelles solutions pour moins consommer ?
Dans ce nouvel épisode, je m’interroge sur le lien entre bonheur, désir et consommation. Comment expliquer que les pays les plus riches — souvent les plus polluants — figurent en tête du World Happiness Report tout en voyant leur sentiment de bien-être reculer ? Et surtout, est-il possible de redéfinir le bonheur sans le mesurer à la quantité de biens possédés ?
À travers les regards croisés d’un sociologue, d’un neurobiologiste, d’une philosophe et d’un économiste, cet épisode explore les mécanismes du plaisir, les biais cognitifs qui nous enferment dans la surconsommation, mais aussi les pistes pour inventer un bonheur plus sobre, plus durable et surtout… plus aligné avec le vivant.
Belle écoute !
DÉROULÉ DE L’ÉPISODE
- 00 : 34 – Introduction
- 02 : 11 – Mesures du bonheur
- 06 : 02 – Différence de l’empreinte carbone et écologique des pays
- 08 : 36 – Le cas du Costa Rica
- 10 : 54 – Imaginaires destructeurs des pays riches et leviers d’action
- 15 : 19 – Sciences cognitives : mécanismes du cerveau dans l’envie de consommer
- 19 : 54 – Le problème : l’addiction
- 23 : 00 – Comment aider le cerveau à moins consommer ?
- 27 : 45 – Solution : faut-il aborder la question du bonheur sous l’aspect cognitif des le plus jeune âge ?
- 30 : 00 – Philosophie : quelles différences entre besoin, envie et désir ? Et pourquoi n’en n’avons nous jamais assez ?
- 36 :20 – La philosophie comme outil d’émancipation écologique
- 42 :32 – Réinventer nos imaginaires
- 44 : 35 – Économie : sommes-nous vraiment heureux en consommant plus ? Ou à l’inverse, en consommant moins ?
- 49:31 : Pour le bonheur baisse dans les pays riches ?
- 54:33 : Comment la croissance se nourrit de la dégradation du capital social
- 58:44 : Conclusion
CHIFFRES CLÉS
47%
des Français citent la famille et les enfants comme principale source de joie.
8
Français sur 10 estiment que la crise climatique les oblige à revoir leurs modes de vie et de consommation.
20%
c'est le pourcentage de la pollution mondiale d’eau potable, à cause de la production textile.
SOLUTIONS
Pour les lecteurs :
- Le livre « Les choses » de Georges Perec (Éditions Julliard)
- « Je consomme donc je suis » de Benoît Heilbrunn (Éditions Nathan)
- « Regarde les lumières mon amour » de Annie Ernaux (Éditions Seuil)
- « La fabrique du consommateur » d’Anthony Galluzzo (Éditions la découverte)
- « Lettres sur le bonheur », Épicure
- « Du bonheur : un voyage philosophique » de Frédèric Lenoir (Fayard)
Pour ceux qui souhaitent se former :
- Faire une fresque de la consommation, imaginée par Imagreen, afin de mieux comprendre les enjeux de la consommation responsable et de repenser votre chaînes de valeur.
- Faire une fresque de l’économie circulaire pour repenser notre manière de produire et de consommer. Objectif : questionner nos modes de production et explorer ensemble les leviers d’une économie circulaire.
- Participer à une fresque des imaginaires pour permettre aux imaginaires écologiques utopiques de reprendre leur juste place aux cotés des imaginaires dystopiques surexploités.
- Vous offrir une formation d’introduction à la philosophie avec les enfants et les adolescents, animée par Chiara Pastorini. Cette formation s’adresse aux animateurs, aux éducateurs, aux bibliothécaires, aux médiateurs, aux enseignants, mais aussi, tout simplement, à ceux qui veulent se familiariser avec cette pratique. D’autres formations sont proposées comme l’introduction à la Philosophie avec les enfants et à l’Art-Thérapie, des paliers philo-artistique…
RESSOURCES
Moins consommer rend-il plus heureux ? (CREDOC – 2019)
Environnement: les jeunes ont de fortes inquiétudes mais leurs comportements restent consuméristes (CREDOC – 2019)
Consommer plus sobre : une tendance que la crise de la Covid-19 pourrait amplifier (CREDOC – 2020)
Achats d’occasion : surconsommation ou sobriété ? (Agence de la transition écologique – 2023)
Consommation: L’influence des proches plus forte que les préoccupations environnementales (CREDOC – 2025)
Materialism and life satisfaction relations between and within people over time: Results of a three-wave longitudinal study (Journal of Consumer Psychology, 2023)
Experiential purchases and feeling autonomous: Their implications for gratitude and ease of justification (PMC – 2023)
Consumption-driven emissions: new opportunities for EU climate mitigation (SEI – 2024)
Le coût environnemental du bonheur (Gaël Brulé – 2024)
Baromètre de la consommation responsable (ADEME/GreenFlex – 2024)
- IPSOS Happiness index 2025 (IPSOS – 2025)
TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE
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Charlotte Simoni
Depuis mars dernier, les utilisateurs français de la plateforme TikTok peuvent désormais acheter des produits directement depuis l’application via la fonctionnalité TikTok Shop, présente dans une quinzaine de pays. Et derrière cette nouvelle marchandisation digitale au sein d’un réseau social qui comptabilise plus de 1,7 milliard d’utilisateurs, se cache sans grande surprise un succès planétaire. En quelques chiffres, TikTok Shop s’est plus de 120% de vente aux Etats-Unis en un an, Pour 33,2 milliards de dollars de ventes dans le monde en 2024, Douyin, son homologue chinois, affiche de son côté, tenez-vous bien, 490 milliards de dollars de transactions. Des chiffres vertigineux qui interrogent sur notre consommation et son impact environnemental.
Pourquoi achète-t-on autant ? Est-ce que ces achats comblent nos désirs, nos besoins ? Est-il possible d’entraîner notre cerveau face à la pression consumériste ? Est-on réellement heureux en achetant toujours plus ? Quelles conséquences pour notre planète et surtout, quelles solutions pour moins consommer ?
Une enquête que je vous propose de découvrir aujourd’hui dans À chaud, le podcast climat qui s’interroge sur un monde en pleine mutation.
Belle écoute !
Extrait Georges Perec :
« Dans la société que l’on appelle société de consommation, l’essentiel est de consommer et tout nous pousse à consommer. Mais les déceptions et les frustrations qui accompagnent cette quête du bonheur que nous avons confondu trop vite avec le confort, avec la richesse… Ces déceptions constituent une part très importante. La publicité, les étalages, les vitrines, d’une certaine manière nous rendent fous, nous saoulent. »
Charlotte Simoni
Cette voix que vous venez d’entendre est celle de l’écrivain Georges Pérec, lisant un passage de son roman « Les choses » qui décrit la société de consommation en 1965 et les frustrations qu’elle engendre. Et fait intéressant, Georges Pérec interroge sur le rapport quasi obligé du bonheur au monde moderne. Dès lors, on pourrait aussi lier ce bonheur consumériste à l’impact environnemental engendré à notre planète.
Un exercice auquel s’est prêté Gaël Brulé, sociologue, professeur de santé environnementale à la Haute École de Santé de Genève et auteur du livre « Le coût environnemental du bonheur ». Dans son ouvrage, il étudie deux questions essentielles. Est-il possible aujourd’hui d’être heureux sans se soucier des limites planétaires ? Et peut-on envisager d’indexer le bonheur sur d’autres récits, davantage axés sur l’émotion ?
Pour répondre à ces questions, Gaël Brulé s’est appuyé sur plusieurs façons bien établies de mesurer le bonheur : l’évaluation et la satisfaction de sa vie, ainsi que le bonheur dans sa vie et les aspects positifs. La question de l’évaluation de sa vie est la référence à l’heure actuelle. C’est à partir de cette mesure qu’est d’ailleurs établie chaque année le fameux World Happiness Report. Pour l’auteur, si cette mesure domine, c’est parce qu’elle correspond à une vision du monde la plus PIB compatible. Je vous propose de l’écouter.
Gaël Brulé
Quand on mesure le bonheur du point de vue cognitif, on demande aux répondants, aux répondantes, est-ce qu’ils imaginent la meilleure vie possible pour eux ? Est-ce qu’ils imaginent la meilleure vie possible pour eux ? Où se situe ta vie actuelle entre ces deux pôles ? C’est la version la plus cognitive qu’on peut imaginer. Peut-être qu’on reviendra après sur le comment, le pourquoi, ou ce que ça implique. Il se trouve qu’actuellement, ça se fait par quelle voie ? C’est-à-dire que les répondants… se disent, OK, où est l’endroit de ma vie, concrètement, par rapport à où elle pourrait en être, par rapport à où j’étais avant, etc., les personnes vont mobiliser les références qu’on met un peu à leur disposition, parce que c’est de ça qu’on parle dans la société.
Donc, ils vont regarder le statut social, ils vont regarder leur position dans la classe sociale, où ils en sont, leur métier, etc. Qu’est-ce qu’ils possèdent ? Parler de la maison, c’est une partie importante. Où est-ce qu’ils habitent ? La voiture ? Où est-ce qu’ils voyagent ? La consommation de tous les jours ? Et donc, en fait, ce jeu d’autopositionnement par rapport aux autres, il se fait par la voie du statut, par la voie de la consommation, donc largement, en tout cas, par une voie socio-matérielle, on pourrait dire.
De l’autre côté, il y a la partie le bonheur affectif. Et là, c’est plutôt est-ce que hier tu as ressenti tel et tel affect positif ou tel et tel affect négatif. Et donc ces deux visions, en fait, elles mobilisent des sources et des voies totalement différentes pour évaluer le bonheur. Puis dans un cas, on est vraiment sur un exercice de… de positionnement, de où est ma vie actuellement par rapport à ce qu’elle pourrait être, par rapport aux personnes autour de moi, par rapport à où j’étais avant. Et l’autre, c’est plutôt juste très absolu. Est-ce que hier, j’ai eu du plaisir ? Est-ce que j’ai appris quelque chose ? Est-ce que j’ai ri ? Au contraire, j’ai pleuré, j’ai eu de la tristesse. C’est beaucoup plus objectif. Dans le premier cas, finalement, je peux me comparer à vous par rapport dans un espèce de jeu relatif. Dans le deuxième… Ça n’a rien à voir. On peut tous les deux avoir ressenti du rire. Il n’y a aucune comparaison ici en jeu.
Charlotte Simoni
Ce qui est intéressant dans l’ouvrage de Gaël Brûlé, c’est la diversité des résultats obtenus selon les évaluations du bonheur prises en compte. Si l’on s’en réfère au World Happiness Report, ce sont les pays riches, occidentaux, qui trustent le podium. En 2024, le trio de tête se compose ainsi de la Finlande en première position, devant le Danemark et l’Islande. A l’inverse, ce sont plutôt des pays au niveau de revenus moyens en particulier des États d’Amérique centrale comme le Costa Rica, le Panama et le Salvador, d’Asie et d’Afrique, qui se distinguent dans les évaluations basées sur l’affect. Mais ce qui est encore plus fascinant et qui interroge, c’est que les pays scandinaves, souvent perçus comme en avance sur les questions environnementales, en tête du World Happiness Report, sont aussi ceux qui ont l’empreinte carbone et écologique la plus élevée.
Gaël Brulé
Ça me tenait quand même à cœur d’aller voir un peu derrière tout ça, parce que c’est vrai qu’il y a ce récit, notamment dans la presse, on m’appelle souvent pour commenter le classement du 20 mars du bonheur, et donc comme c’est toujours la Finlande, c’est 8 ans que c’est la Finlande, il y a quand même un peu cette idée de dire le bonheur à la finlandaise, c’est super. Et il est super à bien des égards. Mais aussi, la Finlande, c’est une empreinte carbone très importante par habitant. Et comme tous les… Je pense que c’est trois planètes et demie par habitant. Si tout le monde se comportait comme des Finlandais, il faudrait être trois planètes et demie. Je crois que l’Islande, c’est très difficile, mais je crois que c’est 15 planètes, c’est quelque chose comme ça.
Il y a beaucoup des pays qui sont dans le top 10 du bonheur cognitif. Je parlais du Costa Rica et du Mexique qui sont entrés cette année. sinon c’est vraiment des empreintes importantes quand on va sur le bonheur affectif il y a vraiment des pays qui sont en dessous d’une planète en dessous d’une planète par habitant on peut reparler du Costa Rica mais il y a des pays d’Asie il y a des pays d’Amérique Latine même des pays d’Afrique du point de vue si on restait dans le récit économico-techno on dirait que les pays doivent être très loin. Mais au niveau des affects, il y a des pays qui arrivent à s’en sortir. Donc là, vraiment, il y a un grand écart entre ce top 10 des pays affectifs et ce top 10 des pays cognitifs et affectifs, donc du point de vue de l’empreinte environnementale.
Charlotte Simoni
Est-ce que cela sous-entend donc que certaines caractéristiques de ces sociétés latino-américaines ou asiatiques les rendraient donc particulièrement favorables aux môneurs ? Autre question : existe-t-il des pays qui se sont hissés dans le top 10 des différentes évaluations du bonheur, tout en ayant un impact moindre sur la planète ? Et si oui, est-ce que cela suggère donc qu’un bonheur durable est possible ?
Gaël Brulé
Alors, il y a indéniablement certains cas. Je pense que dans les bons exemples, on peut entendre le Costa Rica. Alors, c’est toujours difficile de dire exactement les leçons d’un pays, puisqu’il a ses spécificités géographiques, etc. Néanmoins… ils arrivent à combiner non seulement un bonheur affectif mais même maintenant un bonheur cognitif parce qu’ils sont entrés dans le top 10 du World Happiness Report donc le rapport dont je parle dans le livre qui consacre le bonheur cognitif et même là ils sont rentrés dans le top 10 qui était avant uniquement pour les pays du nord de l’Europe donc eux combinent bonheur affectif et un pacte sur la planète qui est faible. Donc tout est… Je veux dire, il y a vraiment des… Ce n’est pas juste une lubie, c’est possible. Pour en avoir quand même discuté avec un économiste qui travaille sur le bonheur et qui est costaricien…
Il me disait que il y a, c’est Mariano Rojas, il me disait, il y a quand même, je ne sais pas si c’est la nature, certainement la nature a une influence positive, mais il y a quand même déjà la technologie, finalement c’est quand même un des pays relativement développés, mais il garde cet aspect, je pense que c’est plus la puissance des réseaux sociaux interpersonnels, c’est-à-dire pas virtuels. La puissance des communautés, la force de la famille. Chami, c’est quelque chose de très fort en Amérique centrale, en Amérique latine. Ils le disent toujours, le bonheur, c’est la famille, la famille. Et peut-être qu’en fait, ils se sont moins laissés porter par cet idéal qui disait que plus on y serait, plus on mettrait de croissance, plus on mettrait de technologie, plus on convertirait ça en bonheur. Peut-être qu’ils se sont moins laissés porter par ça, finalement, bien leur emprunt.
Charlotte Simoni
En conclusion de cet échange, je me suis demandée, qu’est-ce qui fait que nos pays occidentaux ont des imaginaires aussi destructeurs pour la planète comparés aux pays les plus pauvres ? Et pourquoi ces pays ont un bonheur affectif si élevé ? Ne doit-on pas revoir notre conviction selon laquelle le progrès technologique va amener du bonheur pour tous ? Et enfin, quel levier d’action à l’échelle individuelle ?
Gaël Brulé
Je pense que c’est une question qui remonte à peu près au… La révolution industrielle est avant, aux enclosures, quand on a commencé à se dire, bon, ce terrain, il n’est pas à tout le monde, mais il est à moi, donc je préempte cet espace pour en faire, pour prendre les bénéfices personnels. Puis la révolution industrielle qui arrive derrière, qui sort les gens des campagnes, qui met dans les villes. Et avec, ça c’est le mécanisme, avec quand même cette idée de fond, dont on arrive. on a du mal à se débarrasser, c’est que plus on va s’enrichir collectivement, plus on va en bénéficier. Alors, c’est vrai en partie sur certains… Si on regarde l’expérience de vie, par exemple, on a progressé en expérience de vie de manière considérable en deux, trois siècles. Donc, il y a eu des… Une partie de la promesse a été, finalement, tenue, mais là, on voit quand même… de plus en plus les limites de ce récit, parce que là, moi je m’intéresse à la santé, et même du point de vue de l’espérance de vie, qui commence plutôt à faire un plateau, voire à descendre dans certains pays, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, même là, en fait, la promesse économique, technologique, parce que c’est très difficile de dissocier les deux, elle commence de moins en moins à fonctionner.
En tout cas, pour répondre précisément à votre question, c’est vraiment cette idée que le progrès techno-économique va amener du bonheur pour tout, qui est la promesse à laquelle les dirigeants et les dirigeantes sont encore largement tenus. Et on ne sait même pas, en fait, finalement, la conversion de ça, encore une fois. C’est-à-dire que ce progrès, il a amené du bonheur, en forme de bien-être, en tout cas. Et peut-être que là, en fait, cette équation, il me semble, elle ne marche plus. Malheureusement, la puissance du bonheur cognitif actuel est emportée par les pays riches occidentaux, etc. est telle qu’il y a en plus une demande des pays où le bonheur affectif est élevé, mais le bonheur cognitif est plus bas, de rejoindre finalement le modèle de vie à l’occidental.
Cette utilité, en tout cas, c’est de montrer que ce n’est pas du tout un absolu, ce bonheur cognitif. C’est très bien selon une vision, mais il y en a quand même bien d’autres. Et si on intègre le vivant, on a plutôt envie d’aller vers du bonheur cognitif. J’aurais presque plutôt envie de leur dire, c’est vous l’exemple, ce n’est pas nous. Ce n’est pas le top 10 des pays occidentaux qui montre l’exemple actuellement. Parce que si on suit ce bonheur-là, on va dans le mur.
Après, sur ce qu’on peut faire d’un point de vue individuel, c’est un peu lutter, j’allais dire. C’est refuser cette consommation ostentatoire, arriver à se connaître assez pour se dire ce qui est bon pour nous. Et souvent, on va se rendre compte que là, autour du bonheur cognitif, il y a beaucoup de mensonges. Parce que c’est en plus le fait de se dire, forcément, je dois aller loin en vacances, forcément, je dois avoir ça, etc. Comme je dis souvent, ça nous impacte trois fois, parce que ce n’est pas que au niveau bonheur, bon, c’est un tout petit peu au niveau bonheur, mais au niveau collectif, ça déprécie les collectifs, et puis donc ça a un impact sur la panne. Donc plutôt se dire, voilà. Qu’est-ce qui est réellement bon pour moi ? Le temps ensemble. L’avantage, c’est que les réseaux sociaux, mais je parle vraiment du temps personnel, les réseaux interpersonnels, ça, on sait que c’est bon, c’est facile. Ça ne coûte rien. Très peu, le fait de passer du temps ensemble. Donc, repartir sur des choses.
Charlotte Simoni
Alors justement, comment faire pour refuser cette consommation ostentatoire ? Une question d’autant plus importante que les études montrent la volonté des Français à changer leur mode de vie. Selon le dernier baromètre Greenflex-ADEME de la consommation responsable, 8 Français sur 10 s’accordent sur le fait que la crise climatique les oblige à revoir leur mode de consommation. Mais comment faire ? Est-ce une question de volonté ou est-ce plus compliqué que cela ? N’y a-t-il pas un risque que ces intentions peinent à se traduire en actes ? Et je ne dis pas ça car je ne crois pas au manque de volonté des consommateurs, mais plutôt en raison de tout. tous les biais cognitifs qui nous empêchent de prendre des décisions rationnelles.
Par exemple, le biais de cadrage. Il influence nos décisions selon la manière dont l’information est présentée. Ou encore le biais d’ancrage, qui désigne la difficulté à se départir de sa première impression. J’ai donc demandé à Bernard Sablonnière, enseignement chercheur à l’Inserm, médecin neurobiologiste et auteur du livre Biologie de la personnalité, de m’expliquer dans un premier temps les mécanismes de fonctionnement du cerveau concernant cette envie presque. irrépressible de consommer.
Bernard Sablonnière
Au fur et à mesure de l’évolution de Sapiens, le cerveau a développé, mais ça existe aussi bien sûr chez les animaux, mais le degré d’expression des besoins et des désirs est moins mentalisé chez les animaux. Puis en plus, ils ne peuvent pas l’exprimer parce qu’ils n’ont pas le langage, donc c’est plus difficile. A évolué chez Sapiens en 300 000 ans. Et ça a permis finalement, je peux déjà citer un psychologue, Maslow, un psychologue connu, qui a décrit ce qu’on appelle la pyramide des besoins et des désirs. C’est-à-dire que finalement, au début, on a besoin de respirer, mais enfin ça c’est automatique, c’est réflexe, mais on a besoin de se nourrir. Donc on va rechercher de la nourriture, donc ça c’est sapiens, etc. Et puis au fur et à mesure de l’évolution de Sapiens, Sapiens est devenu beaucoup plus grégaire, donc il y avait besoin de développer l’envie d’être ensemble. Donc ça aussi, le fait de devenir grégaire et d’exprimer la sociabilité, ça a permis de développer le cerveau des émotions, le cerveau de l’expression sociale, etc.
Qui peut améliorer sa sécurité ? On le voit avec le développement des métiers chez Sapiens, le développement des outils, etc. Et puis, on monte encore dans la pyramide de Sapiens où on a besoin finalement d’une estime de soi, d’une reconnaissance, d’une sensation de bien-être. Et là, on arrive à des besoins de plus en plus sophistiqués. On arrive à des besoins sophistiqués. Donc, tout le monde n’a pas forcément envie de posséder une très belle voiture ou une très belle maison. Mais on a besoin de vacances, on a besoin de loisirs de plus en plus excitants, originaux, etc. Donc voilà, c’est cette pyramide.
Donc pourquoi le cerveau nous pousse à consommer ? Eh bien parce que le développement des structures cérébrales est fait qu’on a besoin de récompenses, puisque le cerveau émet des perceptions de désir. C’est une hormone très connue qui s’appelle la dopamine. qui nous force à nous réjouir d’avance sur les récompenses qu’on va obtenir suite à nos désirs. Et pour faire un petit peu de biologie, c’est important, la dopamine, c’est vraiment l’hormone de l’envie. Et pour montrer que c’est l’hormone de l’envie, imaginez que vous démarrez une grippe et vous avez d’un seul coup le mal de tête, la fièvre. Et qu’est-ce que vous avez envie ? Vous avez envie de vous coucher. Or, ce qui se passe, c’est que les cellules immunitaires vont activer des enzymes qui vont dégrader un certain nombre de neurotransmetteurs. dont la dopamine, qui vont dégrader la sérotonine, qui vous donne une sensation finalement de bien-être et de calme. Et puis, vous allez vous sentir un petit peu dépossédé, de toute envie, etc. Donc, ces neurotransmetteurs existent bien et ils sont les relais au niveau cérébral, cette chimie cérébrale est le relais de l’activation de ce circuit des récompenses.
Pour obtenir la récompense, on libère des hormones du plaisir, dont les endorphines. Il suffit de faire 30 minutes de sport, vous vous sentez mieux. Ce sont les effets des endorphines. Il y en a d’autres, comme l’anandamide, quand vous avez un bon repas. Le plaisir gustatif, c’est plus l’anandamide.
Charlotte Simoni
Alors vous allez me dire, ok Charlotte, mais en fait c’est quoi le problème ? Parce que finalement, on n’y est pas pour grand chose dans la sécrétion de cette molécule du plaisir, on ne peut pas vraiment la contrôler. En fait, le souci, c’est quand cette molécule du plaisir participe à un autre phénomène déplaisant, l’addiction. D’ailleurs quand j’y pense, je parle de consommation, mais est-ce que le vrai problème ne se trouve pas dans la surconsommation, liée à cette addiction donc ? Bernard Sablonière m’en dit plus.
Bernard Sablonnière
Alors après, il y a la… On parle de la consommation, on a vu la diversité de la consommation. Ça peut être avoir envie de profiter du soleil, ça peut être consommer des vacances pour ressentir du plaisir d’être détaché du stress lié au travail. Ça peut être avoir des vacances ensoleillées, puisqu’on va percevoir avec une luminosité, rien que la luminosité solaire. Ça stimule le circuit de la récompense. Il n’en faut pas beaucoup et c’est pour ça que la plupart de gens préfèrent le soleil plutôt qu’un temps gris. Ce n’est pas pour rien, la lumière agit sur le circuit de la récompense dans le sarraud. Après, il y a la consommarisation, le fait d’acheter, posséder. Il y a deux choses. Dans l’acte d’achat, il y a ce désir un peu de pouvoir. Je gagne de l’argent, je sais que j’ai la capacité d’acheter ce que je veux, donc pourquoi pas me faire plaisir en achetant ce que je veux. Alors, si ça passe à l’achat compulsif, ça veut dire qu’on y reviendra après avec cette compulsion qui peut jouer évidemment dans un tas de comportements, même dans récemment ce qu’on parle avec l’abus de téléphone portable, l’abus de réseaux sociaux, etc.
C’est qu’à force d’activer le circuit désir-récompense, le cerveau, par des mécanismes biologiques un peu compliqués, je ne vais pas détailler ici, ne va pas vous faire ressentir la récompense avec la même intensité. Donc le plaisir ressenti va diminuer. Donc si le plaisir ressenti diminue, un peu comme une drogue, vous allez vous sentir en état de manque. Vous allez devoir réitérer votre désir d’achat. Donc on passe à la compulsion. Donc dans ce cas-là, on en verra après peut-être sur l’attitude à prendre, c’est finalement diminuer ces périodes où on a envie de se faire plaisir.
Essayer de ralentir ça pour permettre au cerveau de récupérer et puis utiliser son cerveau à d’autres sources de plaisir, qui peuvent être les plaisirs émotionnels de la rencontre, qui peut être le plaisir de s’attacher à une connaissance culturelle par exemple. Si on s’intéresse à la nature, sortir dans la nature, là aussi, ça fait percevoir des récompenses, mais qui ne sont pas liées à une dépense ou à un acte d’achat ou de consommation immédiate.
Charlotte Simoni
Si je comprends bien le fait qu’il soit nécessaire de ralentir, je me suis quand même interrogée sur la faisabilité de cette démarche. N’est-il pas aujourd’hui devenu trop compliqué de refuser la masse d’informations que nous recevons quotidiennement ? Thierry Libaert m’expliquait dans un épisode précédent que nous sommes confrontés à un nombre de publicités, variant de 400 à 3000 par jour. Conséquence, près de 6 Français sur 10 partagent l’idée selon laquelle ils ressentent un trop-plein d’informations qui empêchent de prendre du recul. Pire, le sentiment d’urgence induit par les promotions, les nouveautés et la publicité incite les consommateurs à acheter un produit presque malgré eux.
Pour 77% des citoyens, la plupart des marques et entreprises incitent à trop acheter pendant les périodes promotionnelles. Et de manière plus générale, 64% des Français estiment que la société pousse à trop consommer. Alors on fait comment ?
Bernard Sablonnière
Oui, alors là, il y a deux réponses. Il y a une réponse de capacité de résilience personnelle, notamment aux émotions provoquées par les récompenses. Donc là aussi, j’en parle un peu dans le livre, ça dépend des nuances de la personnalité. on sait que sous les effets de la dopamine, il y a des personnes dont les transporteurs de la dopamine sont très actifs dans le cerveau, donc elles ont une attitude beaucoup plus impulsive, que ce soit pour un acte d’achat, que ce soit dans une réponse émotionnelle, il y a quelqu’un qui les ennuie, elles vont vite se fâcher, donc elles sont très impulsives dans leur réponse émotionnelle. Et il y en a d’autres qui sont plus modérées, plus calmes. probablement liées à des effets dans le cerveau. Il y a des accélérateurs comme la dopamine, mais il y a aussi des freins. Ils vont temporiser les effets de la dopamine, comme la sérotonine. Et donc, l’exemple que je donnerais, qui est connu des psychologues qui a été fait dans les années 60, un petit test où on demande à un enfant de 10 ans On lui propose de manger un marshmallow. Vous savez, c’est ces petits bonbons un petit peu mous et très sucrés. Il en mange un tout de suite. Ou bien on pose le marshmallow devant lui, on lui demande d’attendre dix minutes. Et s’il arrive à attendre dix minutes, après les dix minutes, il en aura deux. Le test des marshmallows est très connu.
Et les psychologues ont étudié ensuite l’évolution du caractère de ces deux enfants. Le premier qui, finalement, cède à la tentation et le mange tout de suite. tant pis, il n’y en aura pas deux après, et celui qui ne cède pas à la tentation immédiate. Et bien, celui et ceux qui ne cédaient pas à l’attention immédiate, et bien finalement, avaient un déroulement scolaire beaucoup plus équilibré. Ils avaient une capacité de concentration à l’effort, une capacité d’attention bien meilleure. Donc, on en vient au fait que, comment faire pour éviter de céder à toutes ces tentations ? c’est une capacité… du cerveau à se dominer. Et la capacité du cerveau à se dominer répond finalement à deux fonctionnements un peu différents.
Je vais faire un peu simple pour ne pas être trop compliqué. Dans le cerveau, il y a un mécanisme top-down, où finalement, dans le cerveau préfrontal, vous arrivez à contrôler tous vos actes. C’est typique des gens très consciencieux. Les gens très consciencieux, ils savent ce qu’ils font, ils n’aiment pas arriver en retard aux réunions. Ils n’aiment pas être distraits et ils n’aimeront pas, ils n’aimeront jamais faire un achat compulsif. Parce que quand ils verront une belle chose qu’ils voudraient s’acheter, ils vont réfléchir et ils vont dire « Ah non, je vais réfléchir deux, trois jours, je reviendrai dans le magasin pour être sûr de moi. » Donc ça, c’est le mécanisme « stop-done » . Ils sont capables de contrôler toutes leurs actions.
Et il y en a d’autres, comme les gens très ouverts ou les gens très extravertis, qui eux vont être… très sensibles aux informations venues de l’extérieur. Et d’un seul coup, ils vont passer devant une parfumerie, ils vont sentir une odeur agréable, même si c’est des femmes de préférence, même si elles n’ont pas besoin de parfum, pof, elles vont l’acheter immédiatement parce qu’elles n’arrivent pas à se contrôler, tout au moins à contrôler cette émotion positive qui est imaginée au départ. Elles imaginent le parfum qu’elles vont acheter, et de nouveau, elles l’imaginent trop fort. parce que deux, trois jours après, elles se disent finalement, j’aurais pu en prendre un autre. Donc voilà. Dans le deuxième mécanisme, c’est ce qu’on appelle un effet bottom-up, c’est-à-dire tout ce qui vient de l’extérieur, tout ce qui vient de la base, des informations sensorielles, vont piéger un peu le cerveau de la décision et vont l’empêcher de prendre le dessus.
Charlotte Simoni
Comme l’explique donc Bernard Sablonnière et comme l’a démontré Brian Knutson, professeur de psychologie et de neurosciences à l’université de Stanford, dans une récente expérience ayant pour objectif de comprendre comment les gens achètent, les circuits du cerveau impliqués dans la récompense sont activés dès la promesse d’achat et non au moment de la possession. Le bonheur ne se cache donc pas seulement dans ce qu’on possède, mais dans l’anticipation du plaisir. Et c’est peut-être ça qui rend la sobriété si difficile à mettre en place. Alors je me suis questionnée, ne faudrait-il pas aborder ces questions liées au bonheur par la consommation dès le plus jeune âge ? Est-ce que sensibiliser les enfants à ces questions ne les aiderait pas à devenir des adultes plus résilients ?
Bernard Sablonnière
En ménageant chez l’enfant, des moments où il doit, comme on dit, il ne doit pas y avoir dix mille jeux autour de lui quand il révise ses leçons, il doit se concentrer sur ce qu’il fait, avoir son livre, lire. Donc là, les parents ont un impact en l’empêchant de se distraire pendant certains moments et en l’aidant. à développer cette capacité d’attention sur une chose, de concentration sur une chose et ne pas se laisser distraire par des tas de facteurs extérieurs. La deuxième chose dans l’éducation qui est importante, c’est montrer aux enfants qu’il y a des limites. Et il y a même des limites dans la capacité d’obtenir un plaisir suite à la possession d’un objet ou à l’achat d’un objet. Donc tout ça, ça fait partie de l’éducation.
Et malheureusement, ce qu’on voit actuellement avec les téléphones portables, les réseaux sociaux, etc., c’est que finalement, ça a été un peu trop vite dans l’éruption de cette nouvelle technologie. Et les parents n’ont pas beaucoup appris à éduquer leurs enfants à ces outils.
Charlotte Simoni
Comprendre ce qui se passe dans notre cerveau quand on achète, c’est finalement toucher du doigt une question plus vaste : pourquoi cherche-t-on à posséder à tout prix ? Une question que je voulais aborder sous l’angle philosophique. J’ouvre d’ailleurs une parenthèse, mais au lycée, c’était l’une de mes matières préférées, car je trouve que la philosophie est un outil puissant pour façonner notre manière de penser, de nous questionner et d’interagir avec le monde. Et je ne suis visiblement pas la seule à le penser, puisqu’un sondage IFOP de 2024 révèle que 43% des Français affirment que la science et la philosophie sont des clés pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Bref, je referme cette parenthèse pour revenir à notre sujet avec ces deux premières questions.
Quelle est la différence entre le besoin, le désir ou encore l’envie ? Et pourquoi n’en avons-nous jamais assez ? Chiara Pastorini, philosophe, écrivaine et fondatrice des Petites Lumières, des ateliers qui accompagnent les enfants et les adolescents dans la découverte de la philosophie de façon ludique, me répond.
Chiara Pastorini
Alors le besoin, au sens philosophique, peut être défini comme une tension entre un manque et un objet qui pourrait venir le combler. Les philosophes classiques, comme Platon par exemple, distinguaient déjà les besoins du corps et ceux de l’âme. Dans le Banquet, Socrate explique que le désir naît d’un manque et que l’amour, par exemple, est le désir de ce qu’on n’a pas. Mais ce que montre notre société contemporaine, c’est que la notion même de besoin est devenue floue. La publicité, les réseaux sociaux et TikTok en particulier nous perçoit que nous avons besoin de tel objet ou de tel style de vie pour être accepté ou heureux. Certains envies se déguisent alors en besoin parce que la société les rend urgent. Prenons l’exemple d’une console de jeux. Une envie peut se transformer en besoin si elle devient une condition pour appartenir à un certain groupe et pour se sentir accepté.
Donc pourquoi la notion est devenue floue ? Parce que nous confondons besoin, désir, pression sociale. Ici, on peut faire référence à Spinoza aussi, parce qu’il nous invite à distinguer entre le désir qui augmente, notre puissance d’agir, notre joie, notre liberté, et ce qui la diminue. Donc, comprendre cela, c’est retrouver une espèce de boussole intérieure dans ce flot incessant de sollicitations extérieures que notre société contemporaine nous impose. Alors Épicure affirmait que pour être heureux, Il fallait limiter ses désirs aux besoins naturels et nécessaires. Or, notre société fait exactement l’inverse. Pourquoi ? Parce que l’excite en permanence des désirs artificiels qui ne peuvent jamais être totalement satisfaits. Rousseau, dans son discours sur l’origine de l’inégalité, explique que la société a créé une forme d’inflation du désir.
À force de se comparer aux autres, on en vient à désirer non. c’est dont on a besoin, mais c’est qui nous donnera du prestige, c’est qui nous fera accepter ou se sentir accepté par les autres. Donc c’est exactement ce que favorisent les réseaux sociaux et en particulier TikTok. Chaque vidéo est un miroir dans lequel l’on mesure ce que l’on n’a pas encore. Et cela, évidemment, engendre une spirale de frustration. Baudrillard, dans la société de consommation, va encore plus loin. Il affirme que nous ne consommons pas les objets pour eux-mêmes, mais pour leurs valeurs symboliques. Acheter, c’est acheter une identité. Et comme cette identité est sans cesse mise à jour par les tendances, nous n’en avons jamais assez. Et les enfants le sentent intuitivement. Je les constate régulièrement, par exemple, dans les ateliers avec les jeunes que je mène au sein des petites lumières. Et il y a une petite fille, par exemple, qui a dit Merci. Si je n’ai pas les bonnes chaussures, je me sens nulle.
Donc c’est là que la philosophie devient un outil d’émancipation. Elle permet de décoller son regard de l’image imposée pour revenir vraiment à soi et à ce qui a vraiment de la valeur. Donc elle permet de revenir à l’essentiel et ça c’est un travail à la fois éthique et politique. Cela suppose de se demander de quoi j’ai vraiment besoin pour être heureux. Socrate, dans le Phaidon, affirme que la philosophie, c’est apprendre à mourir. C’est-à-dire se détacher de l’inutile, de l’éphémère, pour cultiver l’âme, pour aller à l’essentiel. Dans notre société de consommation, la détention de biens et leur affichage jouent un rôle très important dans la valeur qu’on accorde à l’individu. Et cette quête de reconnaissance nous pousse à vouloir de plus en plus de choses et être riche devient parfois une fin en soi. Tant la richesse d’un individu ne se mesure pas seulement à la quantité d’argent ou de biens possédés.
On peut aussi être riche en santé, en beauté, en relation de véritable amitié ou d’amour. Et cela n’augmente pas notre patrimoine, évidemment, mais contribue à augmenter notre bonheur. Donc, à côté d’une richesse qui permet d’avoir quelque chose par le moyen de l’argent, il y a une richesse d’être heureux et qui n’est pas vraiment monétisable. Ces deux modes d’existence sont distingués par Eric Fromm dans son ouvrage Avoir ou Être qui était paru en 1976. Si la passion de l’avoir conduit à asseoir sa puissance matérielle par l’agressivité et l’argent, le mode de l’être se fonde sur l’amour, l’accomplissement spirituel et le plaisir de partager. Donc c’est deux manières de vivre qui donnent lieu à deux conceptions différentes et opposées. d’une vie riche. Et dans mes ateliers philo, avec les petites lumières, on aborde souvent cette idée de revenir à l’essentiel et en particulier on le fait à travers des histoires. Par exemple, l’histoire du roi qui avait tout mais qui n’était jamais content, celle de l’enfant qui découvrait la joie dans le simple fait de jouer dehors. Donc ces récits montrent que l’essentiel est souvent immatériel. Et d’un point de vue politique, revenir à l’essentiel implique… une critique du modèle consumériste. Cela ne veut pas dire rejeter toute forme de confort, bien sûr, mais réinventer une sobriété joyeuse.
Charlotte Simoni
Quand j’écoute Chiara Pastorini, je me dis que la philosophie, la pensée critique, devrait être enseignée bien plus tôt. Aujourd’hui, elle ne l’est qu’à partir du lycée. Pourtant, comme le soulignent les études scientifiques, les enfants de 4 ou 5 ans ont des fonctions cognitives suffisantes pour saisir des notions abstraites simples. N’est-ce pas d’ailleurs l’âge du fameux « pourquoi » ? Pourquoi est-ce que la Terre est ronde ? Pourquoi est-ce que nous mourons ? Pourquoi est-ce que le ciel est bleu ? N’est-ce pas une preuve suffisante de leur capacité à nourrir une réflexion ? Alors je me questionne, la philosophie ne serait-elle pas un formidable outil d’émancipation écologique ? Un levier d’action puissant pour aider les enfants à s’orienter dans leur existence et les rendre plus conscients de leur choix, afin d’en faire des citoyens éclairés ? Une question d’autant plus nécessaire à l’ère des réseaux sociaux, où la concentration s’amenuise. et où nos désirs profonds sont remis en question, sont bousculés. Chiara Pastorini, à travers ses ateliers philosophiques des petites lumières, m’en dit plus.
Chiara Pastorini
Je ne voudrais pas qu’il y ait un malentendu sur la fonction de ces ateliers philo. C’est-à-dire que le but de ces espaces d’expression pour les enfants, ce n’est pas de leur passer un message, de leur transmettre une bonne réponse, mais de les faire réfléchir par soi-même. Donc, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on ne va pas dire à l’enfant que le bonheur c’est ça, ça et ça et ce n’est pas, par exemple, avoir de belles chaussures. Non, ce qu’on fait, c’est effectivement de réfléchir sur la notion de bonheur, de voir comment on pourrait la définir et c’est les enfants qui apportent leur définition du bonheur. Donc, on met les enfants face à des points de vue aussi. qui sont différentes du leur, et ça les fait évoluer. En fait, c’est la dimension du collectif qui permet aux enfants de se décentrer, de remettre en question des idées reçues, des certitudes, des préjugés, et qui les fait cheminer dans leur réflexion. Donc, sur le bonheur comme sur autre chose. Donc, effectivement, c’est des… des espaces où plusieurs points de vue cohabitent et où on travaille donc la remise en discussion de certains modèles. Aujourd’hui, effectivement, on est dans une société qui favorise un modèle de consommation compulsive et immédiate.
Donc, bien sûr que ces ATD sont de plus en plus importants parce que c’est des espaces qui permettent de remettre en question ça. TikTok fonctionne comme une fabrique de désirs instantanés. Chaque vidéo est un peu comme une promesse. Beauté, rire, nouveauté, appartenance. Mais cette gratification-là est éphémère. Elle appelle toujours une autre. Et Anna Arendt, donc une philosophe contemporaine, parlait déjà, dans la condition de l’homme moderne, de la perte d’antériorité dans nos sociétés technologiques. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’elle craignait que l’homme moderne ne devienne… incapable de pensées profondes. Et TikTok, même si à l’époque de Hannah Arendt n’existait pas encore, incarne tout à fait cette crainte. Les enfants immergés dans ce flux sont souvent en difficulté quand il s’agit de rester concentrés, d’entrer dans une réflexion lente.
C’est pourquoi faire de la philosophie dès le plus jeune âge, c’est très important parce que c’est une pédagogie du ralentissement. On apprend à s’arrêter, à écouter, à formuler une pensée. Et donc ce n’est pas seulement un apprentissage intellectuel, c’est bien sûr aussi un acte politique. L’effet sur le bonheur est double. D’un côté, TikTok promet une forme de plaisir rapide et accessible. Et de l’autre, il mine notre capacité à désirer en profondeur, à s’engager dans un projet de vie. Donc, le bonheur devient une section d’instant agréable au lieu d’un accomplissement plus construit. Quand notre attention est sans cesse captée par des stimuli externes, nous n’avons plus l’espace mental pour entendre nos désirs les plus profonds. On vit dans une société où l’on fuit soi-même dans le divertissement. Aujourd’hui, cette fuite est amplifiée par les algues qui prévoient nos réactions mieux que nous-mêmes.
En fait, la vraie question est, que reste-t-il quand il ne reste que moi ? Or, l’ennui, ce n’est pas vide, c’est attente. Et il précède souvent les grandes découvertes de ça. Donc, dans les petites cumières, dans les ateliers que nous menons avec les enfants de plus jeune âge, de la maternelle, Nous cultivons cet espace-là, donc nous cultivons le silence, le doute, l’étonnement, comme des lieux de naissance authentique. Donc, il est urgent, à mon sens, de remettre le désir au cœur de l’éducation. Non pas comme une impulsion à satisfaire immédiatement, mais comme une force à explorer, à nommer, à orienter. Parce que c’est là que naît la vraie liberté.
Extrait de Jean Giono
Le bonheur est à côté. Le bonheur est en dehors de toutes ces recherches de gloire, d’argent, d’honneur. Le bonheur est tout à fait à part. Mais le bonheur, je crois, après pas mal d’expériences, s’atteint et se procure par des choses qui sont gratuites et de petites choses minuscules auxquelles d’ordinaire on ne fait pas attention et qui, si on y fait attention, compose le bonheur précisément.
Journaliste : Quel genre de choses ?
Jean Giono : Je ne saurais pas engracer le catalogue, mais elles sont minuscules et nombreuses dans une journée. Par exemple, goûter le plaisir de voir passer une averse, un vent, le bruit d’un vent particulier dans les arbres, une fleur qu’on aura respirée, un oiseau qui aura tapé à la fenêtre et qui aura chanté, une visite de quelqu’un qui vous aura intéressé par sa conversation.
Charlotte Simoni
Cette vision du bonheur que vous venez d’écouter, tournée vers la nature et le vivant, c’est celle de Jean Giono dans une interview donnée en 1965 dans l’émission « La Nuit Écoute ». Et franchement, je la trouve infiniment poétique. Et surtout, je me dis qu’on en vient toujours à la même conclusion nécessitée. Il est désormais urgent d’inventer de nouveaux récits du bonheur non consommateur pour un monde plus soutenable. Mais comment s’y prendre ? Chiara Pastorini me livre son sentiment à ce sujet.
Chiara Pastorini
Je pense qu’il faut réinventer effectivement un imaginaire du bonheur non consommateur. Et cela passe par les récits que nous transmettons. Ivan Ilich parlait d’une convivialité, une société où les relations priment sur les objets, où l’usage vaut plus que la possession. Donc dans nos ateliers, on propose aux enfants d’imaginer des utopies, des mondes par exemple sans publicité, sans argent, sans réseaux sociaux. Dans ces mondes-là, à quoi rassemblerait le bonheur ? Les réponses sont souvent du genre, le bonheur serait de grimper dans les arbres, ce serait de faire une fête avec les amis ou encore, par exemple, observer les oiseaux. Donc, il y a chez les enfants ce désir effectivement très profond aussi d’un bonheur qui n’est pas matériel. Un imaginaire du bonheur non consommateur, c’est un monde où le temps est lent, où la reconnaissance vient de l’être et non de l’avoir. où l’on apprend à contempler, à jouer, à créer, et où l’école, par exemple, valorise la coopération plus que la compétition. Dans mes ateliers, par exemple, une petite fille, un jour, a dit « Moi, je vais être heureuse plus tard, pas riche. » C’est là une forme de sagesse qu’il faut écouter. Elle est déjà là, dans les rêves des enfants. Donc, notre rôle est juste de la faire grandir, et souvent… contre le bruit du monde.
Charlotte Simoni
S’il est essentiel de comprendre l’impact environnemental de notre bonheur, la façon dont notre cerveau nous pousse à consommer, et comment nous pouvons apprendre à être plus résilients, à repenser nos désirs, nos besoins, tout ça donne parfois l’impression que cette responsabilité repose entièrement sur nos épaules. Mais en réalité, c’est tout un système qui nous conditionne à consommer. Un système qui associe le bonheur à la possession, la réussite à l’accumulation, et qui nous fait croire que plus on achète, plus on est heureux. Et c’est justement sur ce dernier point que je voulais terminer cet épisode. En commençant par l’interrogation suivante, est-on vraiment plus heureux en consommant plus ? Ou au contraire, en consommant moins ? Que disent les études ? Une question que j’ai posée à Mickaël Mangot, économiste et enseignant à l’ESSEC.
Mickaël Mangot
Alors, le lien entre conso et bonheur, ça c’est un lien qui a été vraiment énormément documenté par la recherche. Et effectivement, il ne faut pas conclure que ça n’a absolument aucun impact sur le bonheur, mais… On peut conclure que c’est un impact très transitoire sur le bonheur. C’est-à-dire que chaque achat va laisser une trace observable par les chercheurs pour les petits achats quelques jours et pour les gros achats quelques mois maximum. Quand vous changez de maison pour une maison plus grande, plus spacieuse, là c’est maximum un an et quand c’est une voiture, c’est on va dire 3-4 mois. Même pour des biens durables, vous n’avez pas un choc durable sur le bonheur. Donc ça, c’est vraiment très clair. Pour les petits achats du quotidien, on réduit encore la fenêtre, c’est quelques jours. Et du coup, ce n’est pas un super levier pour le bonheur, la consommation. Après, les chercheurs ont essayé d’aller un cran plus loin et de se dire, est-ce que toutes les consommations valent la même chose pour le bonheur ? Donc, ils sont arrivés à l’idée que non, il fallait… distinguer les biens matériels et les biens expérientiels, donc ceux qui vous génèrent des expériences fortes, avec l’idée que les expériences laissent une trace plus longue sur le bonheur. Pourquoi ? Parce que ça vous permet de changer votre identité.
Quand vous êtes, je ne sais pas, vous êtes Charlotte, il y a Charlotte qui est allée à Venise, ce n’est pas la même que Charlotte qui n’est pas allée à Venise. Ça laisse une trace définitive sur votre perception. Même, je ne sais pas, vous avez… Pareil si vous avez fait un marathon, il y a Charlotte avant et après le marathon. Par contre, s’acheter une paire de jeans ou une montre, il n’y a pas vraiment Charlotte avant, Charlotte après. Donc il y a l’idée que les expériences ont un potentiel de bonheur plus fort, mais même ça, ça a été encore affiné comme propos, avec l’idée que c’est vrai, mais surtout pour les gens qui n’ont plus de valeur matérialiste, qui ont des valeurs post-matérialistes. Donc des gens qui… pour les gens qui ne… ne placent plus comme importance, comme centre de leur vie, l’acquisition de biens matériels, alors oui, les expériences laissent une trace plus positive. Mais là encore, ça dépend vraiment de l’alignement entre vos consommations et vos valeurs. Donc là-dessus, ce n’est pas vrai pour toutes les classes sociales. Les expériences laissent une trace plus forte, c’est plutôt vrai pour les classes sociales, on va dire supérieures, très éduquées, etc. Pour les classes plus populaires, les biens matériels semblent plus importants.
Et là encore, c’est une histoire de valeurs. Les gens qui ont des valeurs post-matérialistes sont plutôt des gens avec des hauts niveaux d’études. Et des gros revenus, au final. Sur la déconsommation, on a de plus en plus d’études sur les gens qui ont changé de mode de consommation et qui ont choisi volontairement de déconsommer. Et en général, l’effet est positif sur leur bonheur. Et on l’explique assez bien par… les effets psychologiques, en quoi la déconsommation peut répondre à des besoins psychologiques profonds. En fait, on s’aperçoit que les gens qui ont fait ce choix-là, qui ont pris ce parti-là, ils ont tendance à se sentir plus en contrôle de leur vie, plus autonomes dans leurs décisions et à trouver plus de sens. Donc ils gagnent là-dessus, mais ils peuvent perdre sur d’autres tableaux, par exemple le sentiment de connexion aux autres. Si vous êtes la seule dans votre entourage à faire ce mouvement, Là, ça peut créer une dissonance avec les autres personnes. Et on sait que la qualité des connexions sociales est quelque chose d’essentiel pour le bonheur.
Donc, il y a vraiment un revers de la pièce, un revers de la médaille qui peut se produire si vous n’êtes pas soutenu dans votre démarche ou accompagné dans votre démarche par les autres. Donc, vraiment, ce mouvement de déconsommation, il est beaucoup plus positif pour le bonheur s’il est fait de manière collective que s’il est fait de manière individuelle. En général, globalement, les gens sortent plutôt positivement. Et malgré les possibles tensions qu’il y a avec leurs entourages, en général, l’effet est positif sur le donnant.
Charlotte Simoni
Partout dans le monde, les gens disent mieux vivre qu’avant. C’est en tout cas ce que montre une grande enquête menée par l’Institut Gallup dans 144 pays. Les chercheurs ont demandé aux gens comment ils se sentaient. Épanouis, en difficulté ou en souffrance ? Et globalement, les résultats semblent plutôt positifs. Le nombre de personnes qui se disent épanouies a augmenté depuis 10 ans. Mais, parce qu’il y a un mais, dans les pays les plus riches, la tendance s’inverse. Aux Etats-Unis, en Europe de l’Ouest, en Australie ou encore en Nouvelle-Zélande, le bien-être recule. En 2007, 67% des Américains et des Canadiens se déclaraient épanouis. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 49%. Alors, comment expliquer cette baisse du bien-être dans les pays où, en surface, on a tout pour être heureux ? Réponse avec Mickaël Mangot.
Mickaël Mangot
Déjà, on était habitués au fait que plus les pays sont riches, plus l’accroissement encore de la richesse laisse une trace faible sur le bonheur. Donc, il y a vraiment un effet de… de plateau. C’est-à-dire que le lien entre argent-bonheur et, on va dire, consommation-bonheur est beaucoup plus fort dans les pays émergents que dans les pays développés. Ça, on sait depuis très longtemps. Donc, que le bonheur stagne n’était pas étonnant, tout simplement parce que plus les pays sont riches, plus les gens développent des valeurs post-matérialistes, et donc tout ce qui est gain matériel est de moins en moins important à leurs propres yeux. Donc, quelqu’un qui rêve d’être peintre… S’il est, je ne sais pas, expert comptable et qu’il gagne une année 50, une autre année 60, 70 000, ça ne changera rien. Lui, ce qu’il veut, ce n’est pas un an. Donc, il n’est plus, son bonheur est découplé à ses revenus. Et ça, vous le démultipliez à l’échelle nationale et vous avez après un découplage entre le PIB d’un pays et son bonheur. Donc ça, c’était quelque chose qu’on connaissait.
Ce qui est plus étonnant, c’est que depuis, on va dire, 10-15 ans, le bonheur semble baisser dans les pays les plus riches. en moyenne. Donc vraiment, j’ai étudié ça sur les 20 pays les plus riches, vous en avez 19 qui ont connu un effet comme ça. Donc là, il faut expliquer, au-delà du fait que les gens se désintéressent de plus en plus de cette dimension matérielle, pourquoi. Donc là, la meilleure explication, c’est une dégradation du capital social. On observe que déjà les gens ont de moins en moins confiance dans les institutions collectives. et utilisent de moins en moins les réseaux sociaux informels pour toutes les tâches de leur vie. Ils vont plutôt utiliser des services marchands. Je vous donne un exemple. Pour garder vos enfants, la génération d’avant, c’était beaucoup les proches, la famille, etc. De plus en plus, maintenant, vous utilisez une nounou. Pareil pour le soin des personnes âgées. Avant, on les prenait chez soi. Maintenant, on les met en EHPAD. Donc, il y a une sorte de substitution de plus en plus des liens privés vers les services marchands. Et ça, c’est la conséquence d’une montée de l’individualisme, des valeurs individualistes et des comportements individualistes.
Et donc, ça, c’est bon pour la croissance. parce que c’est des services marchands, donc c’est de la consommation. Par contre, c’est moins bon, c’est même négatif pour le bonheur, parce que ça dégrade, ça dissout un peu les liens sociaux autour de vous. Puisque vous avez de moins en moins besoin des gens autour de vous, vous faites de moins en moins appel à eux, et ça disloque un peu le lien. Donc il y a des exemples qui montrent que les gens participent de moins en moins, par exemple au syndicat, au parti politique. vont moins à l’église. Tout ça dissout un peu les communautés sociales. Et l’autre pan, c’est que les gens se replient sur la sphère numérique. Donc ils passent du réel au numérique. Et donc ça, vraiment, on l’a vu, c’est l’éléphant dans la pièce. C’est-à-dire que vraiment, le numérique, petit à petit, en l’espace de 15 ans, notamment avec les réseaux sociaux, a phagocyté 2-3 heures de la vie quotidienne. Au détriment d’activités humaines qui sont connues pour être bonnes pour le bonheur. Les activités physiques, les activités sociales et le sommeil. On pourrait rajouter d’autres loisirs, mais par exemple la lecture, on cite la lecture à baisser fortement, mais la lecture n’était pas très fortement positivement rattachée au bonheur. Donc c’est un changement de mode de vie, mais ce n’est pas un changement très négatif pour le bonheur. Par contre, vraiment… le fait de moins en moins voir les gens en face-to-face et de juste de discuter via des outils digitaux, ça c’est une aussi.
Charlotte Simoni
Si la dégradation du lien social fait partie des causes principales de cette baisse du bonheur, il y a pire. Comme me l’explique Mickaël Mangot, certaines études récentes montrent que la croissance, celle-là même qu’on célèbre comme un signe de prospérité, se nourrirait en réalité de la dégradation de notre capitale sociale. Autrement dit, plus l’économie croît, plus nos liens se fragilisent visiblement. Pourtant, on l’a vu plus tôt dans cet épisode, le lien social est l’un des ingrédients essentiels du bonheur. Mais je vous laisse écouter Mickaël Mangot, et petit spoiler, ce n’est pas très réjouissant.
Mickaël Mangot
Vous avez des économistes italiens qui sont arrivés à la conclusion, que je trouve vraiment passionnante, que la croissance aujourd’hui est une croissance endogène négative. C’est-à-dire qu’elle se nourrit, voire elle alimente, la dégradation du capital collectif. Je vais vous donner un exemple. Si, à des fins économiques, vous vous êtes amené à travailler énormément, à bosser énormément, alors… ça va dégrader, ça va créer des tensions dans vos familles. Admettons que ça génère un divorce. Derrière, c’est très très bon pour la croissance. Parce que qui dit divorce dit on achète tout en double. Donc c’est plus un micro-ondes, c’est deux, c’est plus une télé, c’est deux, c’est plus un lit, c’est deux, etc. Vous multipliez tout en double, le divorce c’est canon pour la croissance économique. Et après… Si maintenant vous avez deux divorcés qui ont du mal à assurer leur crainte de vie, du coup ils sont amenés à bosser plus. Donc ils vont essayer de trouver un travail mieux rémunéré, quitte à bosser plus longtemps, etc. Ça c’est bon aussi pour la croissance. Donc l’idée est qu’il y aurait un cercle vicieux qui serait en train d’être mis en place où la croissance se nourrirait de la dégradation du capital social qui lui-même nourrirait la croissance.
La dégradation du lien social, donc de lien non marchand, c’est une bénédiction pour le marché. Parce que tout ce qui était fait gratuitement maintenant se transporte, se transfère vers des services marchands. Pour les entreprises, c’est une bénédiction, et puis pour l’activité économique en général aussi. Mais à la fin, ça ne génère pas du bien-être. Ça génère juste de la substitution de choses gratuites par des choses payantes. Et ça amène des gens à… à travailler trop, à être proche du burn-out. Ça crée des tensions dans les familles, dans les sphères amicales, etc. Donc, il y a un problème évidemment pour ces personnes de burn-out, mais plus généralement, il y a un problème de bonheur pour tout le monde. C’est que tout le monde bosse trop. En Europe, on n’a quand même pas du tout les mêmes valeurs qu’aux États-Unis. Là-dessus, il y a vraiment une appétence pour du bien-vivre en Europe. Donc, il n’y a pas du tout cette envie d’être constamment… au top de la hiérarchie sociale, alors qu’aux Etats-Unis, vraiment, on le voit, il y a beaucoup plus d’anxiété face à ces questions financières et puis les Américains veulent travailler plus et sont beaucoup plus proches du burn-out constamment.
Et c’est un pays où la marchandisation de toute la sphère privée est beaucoup plus avancée qu’en France. Il y a deux modèles qui s’affrontent. Le modèle européen, qui essaye de garder une sphère non marchande. Et le modèle américain qui a complètement abandonné ça et qui accepte de payer pour tout. Et du coup, vous avez des Américains qui ont deux emplois et qui ne s’en sortent pas. Il y a eu vraiment une divergence entre les deux et qui semble être due au fait qu’ils ont vraiment embrassé ce parti de tout marchandiser et du coup de devoir travailler comme des fous pour payer leur train de vie. Mais c’est un des pays où le bonheur baisse le plus fortement. Ils étaient très haut dans les classements il y a 10 ans encore. Ils étaient vraiment quasi dans les meilleurs, juste en dessous des Scandinaves. Et maintenant, ils sont très très loin. Ils sont proches de nous, c’est-à-dire entre la 15e et la 20e classe mondiale.
Charlotte Simoni
J’aurais aimé terminer ce podcast sur les pays ayant mis en place des politiques publiques axées sur le bonheur, comme le Bhoutan ou la Nouvelle-Zélande, et aborder les fondamentaux de ces mesures, leur impact sur la population, leur éventuelle réplicabilité ailleurs, comme en France par exemple. Leur limite. Malheureusement, je n’ai pas eu de retour d’experts qualifiés pour en parler. Et n’étant pas une économiste, je me voyais mal en tirer une conclusion toute seule. J’espère donc que cet épisode aura une deuxième partie, plus concrète, sur les leviers d’action à mettre en place sur le plan politique. D’ici là, je vous laisse me donner vos retours sur cet épisode, avant un nouveau sujet d’ici quelques semaines. Et si vous avez aimé ce podcast, n’hésitez pas à me mettre un commentaire et 5 étoiles sur les plateformes d’écoute, ça m’aidera beaucoup. À très vite !
