
Épisode 09
Amorcer la transition écologique de la publicité en imaginant de nouveaux récits publicitaires
Thierry Libaert, Conseiller du Comité Économique et Social Européen et professeur des Universités.
Suppression des publicités de produits et services fortement émetteurs de GES dans les villes de La Haye et d’Édimbourg, gratuité des publicités pour des acteurs engagés sur les antennes de Radio France ou encore interdiction de l’allégation à la neutralité carbone… l’industrie de la réclame serait-elle en train d’amorcer sa transition écologique ?
Pas vraiment à en croire Thierry Libaert, conseiller au Conseil Économique et Social Européen et professeur des Universités.
Il faut dire que la question de fond est cocasse : la lutte contre le dérèglement climatique est-elle compatible avec un modèle publicitaire dont la fonction est l’incitation permanente à la consommation ?
Pour Thierry Libaert, la publicité doit pourtant opérer sa révolution.
À commencer par une « réimagination » des produits et services vendus. En clair : ne plus associer le bonheur par la possession de biens, mais plutôt « réconcilier le consommateur et le citoyen présent en chacun de nous ».
Alors, comment mettre en œuvre ces nouveaux récits ? Pourquoi le secteur de la publicité a-t-il pris tant de retard dans la lutte contre le dérèglement climatique ? Quels sont les impacts de la publicité sur l’environnement ? Quels sont les enjeux de la création de nouveaux récits et les solutions à mettre en œuvre pour une publicité plus sobre et conforme aux objectifs climatiques ?
Toutes les réponses à ces questions dans cet épisode passionnant !
Belle écoute !
CHIFFRES CLÉS
58%
c'est le pourcentage des dépenses mondiales publicitaires dans le numérique
2,5 milliards
ce sont les dépenses publicitaires annuelle du secteur automobile (soit 08h45 de pubicité télévisées par jour)
1200 à 2200
c'est le nombre de messages publicitaires adressés par jour à chaque individu
SOLUTIONS
Pour les professionnels :
N’hésitez pas à consulter les ressources proposées par l’ADEME pour vous engager dans une démarche de publicité plus responsable. Vous trouverez sur ce LIEN des informations relatives aux obligations mises en place par la loi Climat et Résilience, un guide complet sur la façon de réduire l’empreinte carbone de la publicité ou encore de nombreux rapports sur la sobriété dans le secteur de la communication.
Pour mieux saisir les enjeux environnementaux des acteurs de la publicité, vous pouvez également commencer par suivre une fresque de la publicité (durée : 3 heures).
Pour tous les particuliers :
- Bloquer les publicités sur vos ordinateurs, téléphones et tablettes. Pour y arriver, suivez les conseils et indications du site antipub.org.
- Lire l’ouvrage informatif « La sobriété : repenser nos habitudes de consommation pour un mode de vie plus sain » de Éliane Gagnon (Éditions Trécarré).
- En m’intéressant à l’impact de la publicité sur nos enfants, je suis tombée sur cette PAGE super intéressante. Je vous la recommande si vous souhaitez en savoir plus, notamment sur le neuro-marketing et ses impacts sur le cerveau de nos enfants.
RESSOURCES
- L’imaginaire publicitaire : obstacle à la lutte contre le dérèglement climatique ? (Fondation jean Jaurès – Mai 2024)
- Quelle publicité pour un monde sobre et désirable ? (Fondation pour la Nature et l’Homme – Mai 2017)
- Publicité et transition écologique (Rapport pour le Ministère de la Transition Écologique – Juin 2020)
- La publicité au service d’un communication moderne et responsable (Comité Économique et Social Européen – Mars 2021)
- La communication commerciale à l’ère de la sobriété (Association Communication et Démocratie/Institut Veblen)
- Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique (Rapport Big Corpo – 2020)
- Sixième rapport du GIEC, Groupe 3 (GIEC 2022)
- L’imaginaire territorial des marques (Fondation Jean-Jaurès – Octobre 2024)
TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE
Cliquez ici pour lire transcription complète !
Charlotte Simoni
La question de la compatibilité du modèle publicitaire avec les enjeux de la transition écologique est relativement récente. Comme le précise Thierry Libaert dans une note publiée sur le site de la Fondation Jean Jaurès en mai dernier, le premier travail reprenant l’ensemble des impacts environnementaux de la publicité n’a été publié qu’en 2017 dans un rapport de la Fondation pour la nature et L’homme. Depuis, le sujet a été débattu lors de la Convention citoyenne pour le climat en 2020, avec des propositions plutôt radicales comme – par exemple – l’interdiction de publicité de produits polluants.
Puis a été évoqué dans le sixième rapport du GIEC consacré aux solutions en 2022. Pourtant, le marché de la publicité devrait franchir le seuil 1000 milliards de dollars en 2025, en croissance de 6,8 % par rapport à 2024. Ces chiffres m’ont donc questionné sur le retard pris en matière de transition écologique dans la publicité. Comment un secteur aussi puissant financièrement n’a-t-il pas pris ses responsabilités plus tôt ? Et quel moment clé a fait bouger les choses ? Réponse de Thierry Libaert.
Thierry Libaert
Il y a plusieurs éléments de réponse. Le premier, c’est qu’on a toujours considéré que la publicité était un domaine peut être un peu à part parce qu’on considérait que le consommateur – c’est clairement le discours des professionnels de la publicité – est toujours capable de décrypter qu’il s’agisse d’un message publicitaire. Car quand il y a un message de publicité, en général, c’est toujours annoncé comme tel. Et maintenant une page de publicité, on sait qu’on va avoir un discours, un peu d’allégories, d’exagération, etc. Et que le consommateur, globalement, il n’est pas dupe. Donc en fait, les publicitaires disent toujours : « voilà, on raconte des choses, mais après ce sont les gens qui décident ». Et que globalement, la publicité n’incite pas à consommer davantage, elle répartit les parts de marché dans un gâteau qui n’augmente pas. La publicité joue sur la répartition. Bon alors maintenant, il y a deux choses.
Premièrement, il y a eu un déclic en janvier 2018 avec l’affaire Cdiscount. C’est le déclic qui a fait que l’affaire a pris une tournure importante dans l’espace public. Cdiscount fait une campagne de promotion à l’occasion des soldes de début d’année avec 4 visuels. L’accroche principale est la suivante : « vous en avez déjà un, ce serait tellement mieux si vous en aviez un autre ». En clair : vous avez déjà un ordinateur ? Attention, il pourrait tomber en panne ! Vous avez déjà une télévision ? Attention, votre vue pourrait baisser. C’est une campagne qu’on a tous considérés comme étant une incitation au gaspillage, c’est à dire à la surconsommation. Et pour la première fois de toute l’existence de la publicité, ça a généré une discussion auprès de certains leaders d’opinion et notamment l’ADEME. Pour la première fois de son histoire, l’ADEME a porté plainte contre Cdiscount devant l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité, son instance juridique, qui est le jury de déontologie de la publicité, en disant : « on ne peut pas permettre une telle publicité ».
Au moment où on veut aller vers de la sobriété, ne peut pas permettre en France qu’une publicité incite de manière aussi outrancière au gaspillage. Et le jury de déontologie de la pub a retoqué l’ADEME en disant « c’est juste de la publicité ». Donc mon hypothèse, c’est que si l’ADEME porte plainte pour une campagne devant l’Autorité de régulation de la publicité, c’est qu’ils ont vraisemblablement dû demander l’accord au ministère de la Transition écologique. C’est un événement grave. Ça ne s’était jamais passé avant. Donc l’ADEME décide de faire appel via une procédure de demande en révision. Et en révision, pareil, on considère que cette campagne de publicité est normale. Donc là, le président de l’ADEME de l’époque écrit une lettre ouverte et donc il y a un grand débat qui se met autour de ça. Et on commence à justement mettre en évidence le rôle de la publicité dans la transition écologique. Après ça, il y a eu plusieurs rapports qui sont sortis.
Il y a le rapport de la Fondation Nicolas Hulot qui a 25 pages assez argumenté sur le sujet. Il y a Greenpeace qui fait un rapport avec les Amis de la Terre. Il y a un gros rapport qui s’appelle Big Corpo un en 2020, qui est vraiment un document de référence, très documenté et très anti-pub, mais vraiment très bien référencé. Et donc le débat s’est un peu mis en place avec cet élément-là. Donc pour moi, il y a un peu cette idée de fond qui est cette évidence du rôle de la publicité, et puis quelques éléments ponctuels comme des campagnes qui incitaient peut-être un peu trop lourdement au gaspillage. Clairement, cette campagne Cdiscount ne pourrait plus passer maintenant parce qu’il y a eu la loi AGEC (loi Anti-gaspillage et économie circulaire) qui a été qui a été votée. Et puis dans la dernière recommandation de développement durable de l’ARPP qui est sorti en 2020, il y a une indication spéciale que la publicité ne doit pas inciter au gaspillage.
Charlotte Simoni
Comme l’explique donc Thierry Libaert, la publicité incite au gaspillage, bien loin des impératifs de sobriété requis par l’objectif de transition écologique. Les chiffres parlent d’eux même : selon une étude de l’ADEME parue en janvier 2023, 89 % des Français pensent que les publicités utilisent des techniques pour inciter à consommer toujours plus et 20 % des répondants déclarent avoir eu du mal à résister aux incitations commerciales. Moi la première, j’ai déjà été influencée par des publicités sur les réseaux sociaux pour l’achat d’une robe dont je n’avais pas forcément l’utilité.
D’ailleurs, à ce propos, sachez que les fonds publicitaires injectés dans le numérique devraient représenter 75 % des parts en 2025. Mais la surconsommation n’est pas le seul enjeu. La publicité nous plonge aussi dans un imaginaire de bonheur par la consommation. Mais je vous laisse écouter mon interlocuteur sur les enjeux du secteur de la publicité.
Thierry Libaert
Alors il y a pour moi trois éléments centraux et puis après quelques éléments annexes. Premier élément qui est le plus évident et je le dis sans peur de rappeler des évidences, mais c’est que la publicité sert à vendre. C’est son rôle. D’ailleurs, on ne peut pas lui reprocher. La publicité, c’est un outil au service de la vente. Mais l’interrogation c’est : est-ce qu’à l’heure où on veut aller sur une société sobre et désirable, les incitations permanentes à consommer toujours davantage ne posent pas un problème de compatibilité avec les enjeux de la transition écologique ? Pour rappel, vous connaissez le sujet, mais les publicitaires sont payés en grande partie aux résultats en fonction des courbes de ventes. Donc il y a clairement une incitation à ce que la publicité soit la plus efficace et qu’elle fasse vendre le plus possible. Donc ça, c’est un c’est un premier enjeu, un premier paramètre non critiquable en soi, dans une logique de publicité, si on se dit que la publicité est là pour faire vendre.
Mais il y a un deuxième enjeu qui est peut-être plus insidieux. C’est une étude que j’ai faite il y a trois ou quatre ans. J’ai analysé un peu plus d’une centaine de visuels publicitaires et j’ai fait un simple comptage des mots qui revenaient le plus dans les messages publicitaires. Et les deux mots qui reviennent le plus et de loin, ce sont les mots bonheur et plaisir. En fait, ça veut dire une chose : ça veut dire que pour être heureux, il faut consommer et que la publicité met des gens qui sont heureux parce qu’ils sont en train de consommer soit une viande, soit qu’ils ont acheté un nouveau produit, etc. Mais c’est toujours cette image du bonheur parce qu’on vient d’acquérir un nouveau bien. Et ça pose un certain nombre de problèmes dans l’idée de comment rendre désirable la durabilité ou la sobriété.
Et puis le troisième gros sujet, c’est ce que j’appelle le déséquilibre des forces. La question est la suivante : vous qui êtes sensible à la thématique de la transition écologique, combien recevez-vous quotidiennement de messages vous incitant à un comportement responsable ? 3, 4, 5. En étant très très optimiste, mais simplement pas plus, des messages de publicité qui vous incitent à consommer, vous en recevez selon la définition de ce qu’on appelle publicité et les méthodologies, entre 400 et 3000 par jour. Donc la question c’est : comment faire pour sensibiliser les gens à un comportement plus responsable alors que vous avez un bombardement publicitaire quotidien permanent pour vous inciter à toujours consommer et à vous dire que le bonheur est dans la consommation ? C’est un c’est un sujet pour moi, il ne faut pas le caricaturer. Et vous retrouvez la publicité partout : dans les jeux vidéo, le cinéma hollywoodien, les séries télé… Pour moi, ce sont donc les trois axes du sujet par rapport aux enjeux de la transition écologique dans la publicité.
Et puis il y a d’autres thèmes un peu annexes. Mais si on veut avoir une analyse un peu exhaustive, il faut les prendre en considération. Il y a le sujet du greenwashing, à savoir les dérives publicitaires des entreprises dans leur communication environnementale qui pose un problème parce qu’en dehors même de ne pas être conforme à vos recommandations et à ce qu’il faudrait faire, pour moi, c’est un problème grave. Pourquoi ? Parce que le greenwashing tend à donner l’impression que c’est facile, qu’il suffit de remplacer un produit en mettant des encres végétales ou en mettant du tissu recyclable pour que ça aille mieux. Donc ça nous met dans cette illusion qu’il n’y a pas de grande bifurcation nécessaire, pas de remise en cause importante avec des petits gestes quotidiens que peuvent faire des entreprises. Il faut savoir que le greenwashing a été la première recommandation de développement durable de l’ARPP (qui a été créée en 2008). Son premier texte a été la recommandation développement durable, qui date de 2009 et qui a été réactualisée en 2020 et qui disait que le greenwashing n’a jamais excéder 5 %. Et depuis 2 ou 3 ans, il a explosé à 11 %. Au tout dernier bilan d’il y a 2 ou 3 mois, il doit être autour de 7 %.
Autre sujet : celui de la question des stéréotypes. Je l’avais vu via la publicité dans le domaine automobile par exemple. C’est toujours le même pitch : un homme seul, cadre supérieur, la quarantaine, donc clairement le mâle dominant au volant de sa voiture, toujours seul sur une route déserte. La question c’est pourquoi est-ce que on ne met pas de l’auto-partage ? Pourquoi est-ce qu’on ne met pas du covoiturage ? C’est donc cette question de comment la publicité peut introduire de nouveaux imaginaires dans ces discours. Toutes choses égales par ailleurs parce qu’on n’est pas sur le sujet de la transition écologique, il y a une étude qui a été faite à l’époque par le CSA sur la représentation des femmes dans la publicité. Et je me souviens d’avoir noté qu’il n’y a pas de femme experte dans les publicités. Un expert, c’est forcément un homme. L’étude de Greenpeace montrait justement que la représentation de la viande dans la publicité, c’est viril. Ce sont des hommes qui mangent de la viande, d’ailleurs souvent apportés par des femmes. Et puis manger de la viande, ça vous met en bonne santé. Donc on voit qu’il y a clairement une remise en cause à faire aussi de cet imaginaire de la publicité sur pas mal de sujets. Tout ça pour dire qu’il y a vraiment beaucoup de points d’entrée et que ça commence doucement à bouger. Je reste un peu optimiste. Ça a été long, mais en tout cas, je crois qu’il y a une prise de conscience du secteur. Ça reste un domaine qui n’est quand même pas évident parce que la publicité a un rôle économique. Tous les publicitaires disent que s’il n’y a pas de publicité, il n’y a pas de croissance. Et on a beaucoup d’études qui montrent que pour 1 € investi en publicité, ça ramène 7 € de croissance derrière. Donc ça pose différentes questions. Moi, je n’en suis pas complètement persuadé parce que ces études ne sont pas des études universitaires académiques, ce sont des études demandées à des consultants. Donc je ne veux pas dire du mal des consultants, mais à partir du moment où on paye un consultant, ça pose un problème. Il faudrait de vraies études universitaires sur le sur le sujet.
Et puis la question principale c’est : de quelle croissance on a réellement besoin ? Dire simplement la publicité, c’est la croissance, ça ne répond pas à la question de la transition écologique et des nécessaires changements qu’il faut avoir.
Charlotte Simoni
Les propos de Thierry Libaert sont assez clairs. Le défi est aujourd’hui de soutenir un changement de paradigme en faveur d’une transformation des modes de vie et de rupture avec le consumérisme. Par conséquent, je me suis questionnée sur la manière dont il était possible d’engager ce processus de ré-imagination et de création des nouveaux récits. Explications.
Thierry Libaert
Ça dépend de quel bord on se place. Si on est dans une optique un peu militante ou si on est dans une optique purement publicitaire. Si je me place dans une optique militante en me disant qu’il y a un vrai enjeu qui est de considérer qu’avec l’omniprésence publicitaire, la publicité est capable de relayer un autre récit tout en conservant la même efficacité en matière de vente. Or, pour le dire autrement : si je vends un crédit à la consommation, je ne suis pas obligé de représenter un petit pavillon avec deux bagnoles. Il y a toujours un peu le même type de scénario dans beaucoup de publicités. Quand vous voyez des gens qui font leurs courses dans la publicité, dans les grands magasins, ce sont toujours des produits embouteillés, plastifiés. Vous ne voyez quasiment jamais du vrac. Donc il faut repenser l’ensemble des visuels, des messages de publicité pour essayer de les rendre un peu compatibles. Donc pour moi, il y a là un vrai enjeu.
Après, si je me place dans une optique pro publicitaire, représentant de l’industrie publicitaire, je me dis qu’il y a aussi un enjeu d’acceptabilité et de légitimité de notre fonction. Pour le dire autrement, quand il y a eu justement la convention citoyenne sur le climat, le boulet n’est pas passé loin. C’est à dire que quand vous reprenez les préconisations, c’était en fait les deux mots d’ordre, c’est interdire et alourdir les mentions. Donc interdiction de la publicité sur les produits polluants et les bouteilles plastiques. Le trafic aérien, intérieur et j’en passe. Et puis mettre des mentions, notamment sur les publicités. Un bandeau : « en avez-vous vraiment besoin ? ». Ce qui est quand même un peu fou quand on pense qu’on demande à la publicité de faire vendre, et là, on demande à l’épicier de faire vendre tout en disant aux gens mais réfléchissez quand même à deux fois avant d’acheter.
Et donc la question des nouveaux récits, ça permet de donner une figure positive dans le sens de l’histoire à la publicité, sans toucher aux problématiques des interdictions, des alourdissements de mentions et de pleins d’autres choses. En fait, ça permet de mettre l’industrie publicitaire dans le sens de l’histoire, dans le bon sens de la dynamique de la transition écologique. J’ai fait une note pour la Fondation Jean-Jaurès pour dire « OK sur l’imaginaire publicitaire, mais attention à ce que ça ne devienne pas le paravent d’une inaction un peu globale ». Il y a encore un vrai débat à avoir. Le sujet publicité et transition écologique est un des domaines sur lesquels il n’y a jamais eu de réel débat en France. Il n’y a jamais eu d’assise de la publicité consacrée au sujet de la transition écologique à la lutte contre le dérèglement climatique. Donc, faisons en sorte que le sujet des imaginaires ne soit pas un sujet plus facilement acceptable par l’industrie publicitaire, parce qu’il ne coûte rien. Il n’y a pas d’interdiction, pas d’alourdissement.
Et puis ça leur donne une légitimité qui peut être, en termes de marque employeur, pour l’ensemble des créatifs à l’intérieur, pour leur donner le sentiment d’être dans une agence de publicité créative et citoyenne. Donc voilà, tout ça pour dire que je suis totalement favorable à la démarche, mais attention à cette idée de l’arbre qui cache la forêt, il ne faut pas faire en sorte que cette notion d’imaginaire prenne toute la place. Il y a vraiment énormément d’autres enjeux qui tournent autour du sujet publicité et transition écologique. L’imaginaire publicitaire n’est pas le seul.
Charlotte Simoni
Alors justement, je me suis questionnée : est-ce qu’il est vraiment possible de créer de nouveaux récits pour des produits et des services fortement émetteurs de gestes ? Est-ce que ce n’est pas un peu utopique de penser que cette démarche est réalisable pour une compagnie aérienne ou un croisiériste ? Est-ce qu’une marque qui vend de l’eau dans des bouteilles en plastique est légitime dans la création de ces nouveaux récits ? Ne va-t-elle pas tomber dans une forme de greenwashing ? Est-ce que ces nouveaux récits ne sont pas simplement l’apanage des produits et services déjà considérés comme durables ? Réponse de Thierry Libaert.
Thierry Libaert
J’ai évolué là-dessus parce qu’au départ, j’étais plutôt sur l’interdiction de ne pas interdire le produit et plutôt mettre en garde sur la publicité, mais pas interdire la publicité. Je suis en train d’évoluer sur le sujet en pensant que tout comme il y a eu au début des années 90 la loi Evin sur le tabac et l’alcool où on considérait que le tabac alcool étaient des produits mortifères et qu’il fallait donc interdire la publicité, il y a actuellement une certaine catégorie de produits sur lesquels il faut qu’on puisse avoir cette réflexion-là. Après, c’est difficile parce que d’abord les publicitaires ne veulent pas de ça, parce qu’ils craignent les théories de l’engrenage en disant si on interdit un type de produit, théorie des dominos avec toute l’industrie qui risque de s’effondrer derrière. Et puis le deuxième, c’est où place-t-on le curseur au niveau des demandes d’interdiction ? Est ce qu’on est simplement sur les problématiques de décarbonation des gaz à effet de serre ou est ce qu’on est sur des problématiques beaucoup plus globales d’environnement, de biodiversité, de déforestation, d’impact hydraulique ? Et là, faut simplement qu’on arrive à caler des choses de la manière la plus rigoureuse.
Il faut qu’un débat s’organise sur ce sujet-là. Mais je pense qu’à partir du moment où ça bouge aussi peu lentement, je commence à ouvrir un peu la voie, comme sur des interdictions possibles sur le trafic aérien. J’ai une position qui est un peu modérée parce que moi je considère que le trafic aérien, et notamment le low cost, permet aux personnes défavorisées de partir et de découvrir des pays plus lointains. Donc il faut juste faire attention à ne pas avoir une approche trop rigide parce qu’après ça risque de de démotiver beaucoup de personnes.
Et puis pour terminer, ce sont les difficultés. Les difficultés ne doivent pas nous effrayer, il faut y aller, mais un peu prudemment et le plus rigoureusement et scientifiquement possible. En fait, il y a dans la publicité, vous savez, une grosse farce, c’est ce qu’on appelle les campagnes institutionnelles. Donc ce n’est pas une publicité pour une voiture, c’est une publicité pour une marque. Et donc si dans la même publicité, vous mettez un véhicule hydrogène, un véhicule thermique, un véhicule électrique, est ce que vous avez le droit considérer aussi toutes les toutes les dérives ? Par exemple, moi, dans les choses qui m’énervent beaucoup dans la publicité actuelle sur les véhicules, c’est que pour la quasi-totalité des véhicules, on montre des SUV qui ont un impact environnemental incroyable. Ils ont toujours la petite pastille verte avec l’image que ce n’est pas polluant. Vous pouvez y aller, c’est même conseillé ! Donc ça vous donne l’impression que vous avez un gros véhicule qui est complètement écolo, alors qu’en fait c’est simplement parce qu’il a un mode de propulsion électrique.
Donc on voit aussi la manière dont à émerger un certain nombre de dérives. Je pense qu’il faut peut-être d’abord commencer à mettre un peu d’ordre dans pas mal de publicités actuelles, et puis après voir comment est-ce qu’on peut évoluer ensemble pour réussir ce défi des nouveaux imaginaires.
Charlotte Simoni
Ne doit-on pas également essayer de changer la manière dont nous communiquons sur le sujet de la transition écologique ? N’y a-t-il pas une nécessité de renouveler l’angle d’approche des contenus publicitaires et du ton adopté ? Pour cause : près d’un tiers des Français estiment ne pas être bien informés sur le réchauffement climatique et ses conséquences. Ils sont même en demande de sujet qui éveille les consciences et de solutions concrètes. Alors certes, ces chiffres que j’évoque ici parlent de la perception des Français aux médias dans la lutte contre le réchauffement climatique, il n’empêche, ces chiffres disent une chose : les Français veulent agir et appréhender le sujet climatique sous un angle constructif et je dirais même motivant. Pour Thierry Libaert, la réponse se trouve dans l’imaginaire collectif.
Thierry Libaert
J’ai l’impression que l’on se trompe de combat. On confond les moyens et les objectifs en termes de communication environnementale. Le discours actuel sur l’environnement est très distancié, moralisateur et alarmiste. Il est très technique. La base, c’est la décarbonation de nos économies. C’est la réduction des gaz à effet de serre. C’est le fait de nous alerter qu’on est passé en 50 ans de 370 particules par million à 450. Je comprends, mais ça ne donne pas envie quoi ! Moi je n’ai pas envie de me mobiliser pour réduire les PPM ou pour réduire une tonne de carbone de mon empreinte. Dans les choses historiques un peu marquantes, c’était je dirais au début des années 60 ou 61 ou 63, avec le discours à Washington de Martin Luther King. Martin Luther King n’a pas fait un discours d’alerte sur les ségrégations raciale aux États Unis, la cartographie ethnique. Il a dit « I have a dream ». Il a dit : « c’est ça les imaginaires. Qu’est-ce qui mobilise ? Qu’est ce qui peut donner envie ? Je rêve d’une société tolérante, meilleure, inclusive… « . Et on n’a pas ça.
Le discours actuel sur la transition écologique c’est un discours « sans phosphate, sans carbone, sans machin ». Et c’est toujours un peu contraignant et technique. Moi je me dis tout ça, ce sont des moyens où il faudrait communiquer. Se demander : qu’est ce qui fonde une société ? Qu’est ce qui donne envie d’être ensemble dans une société ? Qu’est ce qui fait qu’on est heureux ? On a un mode de vie qui n’est pas stressant, on respire un air pur, on a une alimentation saine. Mais dire que l’objectif climatique, l’objectif d’une société, c’est de réduire les émissions de carbone, on trouvera toujours des moyens pour y échapper. Donc, c’est ça qui est important dans les nouveaux récits, c’est : qu’est ce qui peut mobiliser ?
Tout à l’heure, on parlait d’Europe. Je travaille beaucoup pour les institutions européennes. L’Europe s’est faite sur le charbon, l’acier, l’atome, etc. Mais il y avait vraiment ce discours de Schuman, de Jean Monnet pour essayer de lancer une vraie dynamique. Et c’est comme ça qu’on peut accrocher. Là, on n’a pas de discours un peu collectif. Donc, j’essaie d’être très prudent avec ça parce que ce n’est pas vous, ce n’est pas moi, et ce n’est surtout pas un politique qui va redéfinir tout cela. Ça ne peut se faire qu’avec des conventions citoyennes, des conférences de consensus, le rôle des ONG. Des discussions comme on a pu avoir à l’époque avec le Grenelle de l’environnement, c’est un imaginaire. Ce n’est pas quelqu’un qui va décréter ce que peut être notre imaginaire, ce serait la pire des dictatures. Donc ça ne peut résulter que de confrontations, de discussions. Je crois beaucoup au rôle des comités économiques comme le Comité économique et social européen pour l’Union européenne.
Mais en tout cas, pour moi, l’enjeu de demain c’est d’être capable de reformuler un récit. Je crois beaucoup à l’identification, à l’exemplarité. J’ai été professeur en Belgique à l’Université catholique de Louvain, et il y a eu une expérience qui a été faite – ce n’était pas dans mon dans mon labo – sur comment inciter les gens à lutter contre le gaspillage énergétique et à aller vers des énergies renouvelables. Ils ont essayé dans un premier temps d’informer les gens avec des flyers, des prospectus dans les boîtes aux lettres, pour un résultat qui était assez négligeable.
Et puis à un moment donné, ça n’avait rien à voir avec l’expérience, il y a une dame qui a mis des panneaux photovoltaïques sur son toit. Alors ce qu’il faut dire, c’est que c’était une zone d’habitat homogène où les gens se connaissaient depuis très longtemps. Et il y a eu un phénomène de contagion. C’est à dire qu’une fois qu’elle a mis ça sur son toit, ses voisins sont venus la voir en disant : « pourquoi tu as fait ça ? C’est moche ». Elle a répondu : « C’est un point de vue. En tout cas, ça a pris 2 jours, ça m’a couté 3 000 €, et ça va être amorti en moins de deux ans. Et puis comme ça je n’aurais pas de problème de hausse de l’électricité ». Et au bout de trois ans, quasiment tout le quartier avait mis des panneaux solaires sur son toit. Donc on voit que c’est une personne d’identification. C’est à dire qu’on la connaît, elle est sérieuse, elle ne va pas nous raconter n’importe quoi. Elle ne dit pas ça dans une optique militante parce qu’elle a un intérêt politique ou autre et du coup ça fonctionne. Et je pense beaucoup à ces petits exemples.
Voilà, on fait une chose bien et puis ça éveille l’attention des gens. Donc je pense aussi à ces micro-récits qui font que ça peut faire boule de neige avec des changements finaux assez significatifs.
Charlotte Simoni
Si de nouveaux imaginaires avec une communication un peu différente doivent nécessairement être mises en place, il reste toutefois nécessaire d’avoir des garde-fous pour éviter toute forme de dérive. Thierry Libaert m’en dit plus.
Thierry Libaert
La communication ne poserait pas de problème si elle n’avait pas tendance souvent à en faire un peu trop. Et sur les problématiques environnementales, c’est quand même assez souvent le cas. Moi, comme Garde-fou, je mets ce que j’appelle les trois P. Tout discours doit avoir la preuve derrière, la proximité, c’est à dire que le discours publicitaire distancié a moins d’impact parce qu’il n’y a pas la relation de proximité, donc il y a moins la confiance. Et puis le rôle des parties prenantes, parce que c’est toujours plus intéressant pour une marque de faire communiquer ses parties prenantes, plutôt que de développer son propre discours parce qu’elle est toujours considérée surtout sur ces ceux-là comme étant juge et partie. Donc avoir un discours un peu triomphaliste. C’est ce que je dis aux marques.
Et puis à titre annexe, je rajoute la pédagogie pour sortir un peu du triomphalisme. Et puis la proportionnalité, c’est à dire avoir un discours environnemental proportionnel à la réalité des impacts. C’est l’exemple qu’il n’y a pas longtemps d’une banque qui fait une publicité pour dire qu’elle a une carte bancaire sans encre végétale. Mais l’impact carbone de l’ensemble de cette campagne est nettement supérieur au fait d’avoir mis de l’encre végétale dans la carte. Donc on voit que parfois il y a des choses un peu absurdes.
Charlotte Simoni
Avant de conclure cet épisode, j’ai demandé à Thierry Libaert quelles étaient ses préconisations de fond pour développer de nouveaux récits davantage conformes aux objectifs climatiques. Doit-on réguler pour allouer plus de budget publicitaire aux acteurs véritablement engagés afin qu’ils aient plus de visibilité ? N’est-il pas aussi nécessaire de sensibiliser les publicitaires aux enjeux climat et énergie via des formations adaptées au secteur ? Et comme j’aime souvent à le rappeler, ne doit-on pas commencer par amorcer cette démarche au sein des écoles, universités ou autres structures diplômantes qui forment les publicitaires de demain ?
Thierry Libaert
Je trouve qu’il y a une formidable inégalité dans la publicité en France. C’est à dire que les dépenses de publicité, c’est 15 milliards. Publicité stricto sensu, les dépenses de communication, c’est 37 milliards. Et en fait, le ticket publicitaire est très élevé, avec un faible nombre d’annonceurs qu’on retrouve souvent dans le secteur automobile, la grande distribution, etc. Jamais un fabricant de tomates bio ou une start-up éco innovante n’aura accès à cette offre, car ils n’ont simplement pas les moyens. Donc je préconise un système de de compensation : par exemple 1 % des dépenses de communication pourrait aller à un fonds de compensation pour aider tout ce qui est coopérative, start-up éco innovante, associations de sensibilisation, etc. Ça leur permettrait aussi de pouvoir développer un discours. Tout à l’heure, on disait que les messages de sensibilisation, c’est 3, 4 ou 5 messages publicitaires, alors que la publicité classique c’est 400 à 3000 messages, voire beaucoup plus si on a une définition très élargie. Donc ça permettrait de rééquilibrer un petit peu. Et puis sinon de fortement développer le mécénat de compétences pour faire des campagnes pro-bono pour ce type de causes.
Deuxième préconisation : la publicité est un métier de communication, une fonction de communication, et pourtant on n’a jamais réussi à mettre autour de la table des ONG environnementales, des associations de consommateurs, des publicitaires, des annonceurs. Ça ne s’est jamais produit, même au moment de la loi climat et résilience dans les débats autour de la Convention citoyenne. Donc, est ce qu’on ne pourrait pas essayer d’imaginer des assises de la publicité en lien avec la transition écologique ? Peut-être ça se passera bien, peut être que non. Mais au moins, essayons de voir en organisant bien les choses. Si on peut débattre ensemble sur un sujet pour voir quelles sont les possibilités d’avancer, quels sont les points sur lesquels il y a un désaccord total, on n’y arrivera pas. Mais quels sont les points sur lesquels il y a des possibilités d’avancer ? Et puis le troisième, c’est l’éducation. Penser que dans les écoles de publicité, les écoles de communication, il faut sensibiliser. Beaucoup d’écoles l’ont fait comme le CELSA. Sciences-Po a développé cette année un très gros module autour des enjeux de communication environnementale.
Ce que je recommande, c’est qu’avant même de parler de communication responsable, ça me semble vraiment important qu’il y ait un petit module un peu technique. Pendant longtemps, dans les écoles de communication, on disait : il faut que les communicants aient conscience des enjeux économiques pour que la communication ne soit pas déconnectée. Pour moi, il faut maintenant que la communication et la publicité ne soient pas déconnectées des enjeux environnementaux. Donc, est ce qu’on ne pourrait pas essayer d’avoir des petits modules de quelques heures, d’une demi-journée, d’une journée pour que les communicants de demain aient conscience des problèmes liés à la déforestation, à la perte halieutique, aux problématiques d’érosion de la biodiversité ? Parce qu’ensuite, on pourra communiquer sur des bases peut être un peu sereines, tranquilles et objectives. Donc le premier point, ce n’est pas forcément de sensibiliser avec la fresque du climat, même si c’est vraiment très bien, mais c’est aussi de donner des points d’ancrage très forts sur la situation actuelle dans un certain nombre de problématiques environnementales. Et puis après on voit comment est-ce que la communication peut s’adapter. Mais pour moi c’est un peu la base. S’il n’y a pas la base sur cette objectivation des problématiques environnementales, le discours sera moins solide derrière.
Charlotte Simoni
Pour terminer cette interview, j’ai voulu savoir ce que pensait Thierry Libaert de cette évolution du secteur publicitaire en matière écologique. Est-il déçu ? Est-il optimiste ? Et pense-t-il que l’on va dans le bon sens ? Je vous laisse découvrir.
Thierry Libaert
Il y a une évolution du discours qui est assez forte. Quand je vois comment la régulation a pu s’installer en France, c’est plutôt pas mal. On le voir avec le principe du name and shame, qui a pu éviter certains greenwashing. Autre point : en mai 2024, l’Union européenne a voté un texte qui s’appelle « Faire du consommateur un levier de la transition écologique » et qui a créé un socle européen commun dans la lutte contre le greenwashing. Avant, chaque pays avait ses propres règles. Dans 18 mois avec la transposition de la directive dans l’ensemble de l’Union européenne, les 27 pays de l’Union européenne auront un socle commun. Donc, il y a aussi des progrès qui sont en train de s’effectuer sur un certain nombre de sujets. Les publicitaires que je rencontrais au début, quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet-là en 2016-2017, étaient dans l’adversité. Ils considéraient ma démarche comme anti-pub, alors que maintenant c’est plutôt l’idée de « on a conscience, il faut y aller, mais attention à ne pas à ne pas casser la dynamique de croissance ».
Et dans les choses très positives, il faut noter que les grandes agences de publicité comme BTC, Havas et Publicis ont compris cet enjeu. Elles se sont mises dans une grande dynamique, peut être aussi par intérêt bien compris qu’elles doivent y aller par rapport à leurs parties prenantes, par rapport à leurs clients. Mais le fait que les plus grosses agences aient pris cette dynamique et se soient emparées sujet, ça reste plutôt une bonne nouvelle.
