Garance Bazin anthropologue

Pourquoi est-ce si difficile de renoncer à l'avion ?

Épisode 03 - Garance Bazin, doctorante en anthropologie de l'environnement

« L’industrie aérienne s’est immiscée dans notre quotidien au point d’être perçue comme indispensable pour rendre la vie urbaine tolérable ».

Voici les mots de Garance Bazin, doctorante en anthropologie de l’environnement.

Avec Garance, nous avons parlé du sujet de sa thèse sur les contradictions des jeunes citadins français entre leurs idéaux écologiques et leurs pratiques de consommation polluante avec pour exemple… les voyages de loisirs !

« Pour supporter la vie en ville, il faut pouvoir s’en échapper. La genèse de cette pensée a démarré dans les années 70 en Suède et a désormais infusé nos consciences et nos imaginaires ».

Dans l’étude « En mode avion » publiée en 2023 par Greenpeace, l’ONG explique que cette pensée s’est accentuée avec les influenceurs-voyage, qui reprennent l’imaginaire publicitaire de l’aérien.

« Sur 45 publications Instagram de temple en Indonésie, aucun post ne faisait état de l’histoire du temple »,explique Garance.

Mais au-delà des réseaux sociaux et des campagnes publicitaires agressives, pourquoi est-ce si difficile de renoncer à l’avion alors même que nous sommes conscients des conséquences de ce mode de transport sur le climat et notre environnement ?

Déni climatique ? Pression sociale ? Défaitisme ? Dissonance cognitive ?

Autant de questions (et de réponses) que je vous propose de découvrir dans ce nouvel épisode.

Belle écoute !

CHIFFRES CLÉS

6%

des gaz à effet de serre mondiaux sont émis par le secteur aérien

1%

de la population mondiale représente 50% des émissions du secteur aérien

2 tCO2eq

pour un vol aller-retour Paris New-York en classe économique

SOLUTIONS

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RESSOURCES

TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE

Charlotte Simoni

Merci beaucoup d’être sur le podcast Garance ! Si j’avais envie de t’avoir sur le podcast, c’est parce que je souhaitais parler du sujet de la consommation des voyages de loisirs et notamment pourquoi est-ce qu’aujourd’hui, alors que nous sommes tous conscients des enjeux climat et énergie, c’est toujours aussi compliqué de renoncer à voyager loin.

Donc, est-ce que tu veux bien – pour commencer – me dire un petit peu qui tu es et puis surtout comment tu en es arrivée à t’intéresser à ce sujet ?

Garance Bazin

Alors, merci, Charlotte ! Je m’appelle Garance Bazin, je suis doctorante en anthropologie de l’environnement à Paris-Nanterre sous la direction de Saskia Cousin. Mon sujet de thèse porte sur les contradictions des jeunes citadins français, généralement assez diplômés, entre idéo-écologie et pratique de consommation polluante. Je travaille notamment sur l’exemple du voyage de loisirs. Alors pourquoi là-dessus en particulier ? Au-delà du fait que ma directrice de thèse est sociologue du tourisme, ce qui permet de faire une jonction entre nos deux sujets, c’était d’autant plus intéressant parce qu’on se rend assez rapidement compte quand on étudie les efforts écologiques des personnes que le loisir, c’est souvent l’exception. L’exception qui est justifiée et qui motive surtout à fournir des efforts le reste de l’année pour pouvoir se lâcher pendant une période courte, par exemple en partant deux semaines à l’autre bout du monde. Donc on trie ses déchets pendant toute l’année, on fait des efforts, on mange moins de viande rouge et ce genre de choses pour partir ensuite deux semaines à Bali, en Thaïlande ou ailleurs. Et ça, c’est problématique parce que ces efforts qu’on fait ne sont pas du tout équivalents en termes d’impact carbone que les émissions de l’aériens, qui sont très élevées.

L’une des parties de mon sujet de recherche, c’est aussi de comprendre les freins qui compliquent l’action vertueuse des personnes, parce qu’il y a évidemment beaucoup d’embuches. Même quand on essaye d’être vertueux, c’est fortement compliqué par un climat, un environnement, parfois des proches, tout ça est assez complexe.

Charlotte Simoni

Et alors qu’est-ce qui ressort de tes premiers résultats actuels, des premiers retours ? Pourquoi est-ce que c’est si compliqué ? Tu l’expliques, tu le dis très bien que finalement le voyage de loisirs passe un peu en dernière position aujourd’hui. On fournit des efforts pour tout ce qui est alimentation, on fait des efforts sur tout ce qui est vestimentaire, que ce soit parce qu’on a des convictions autres qu’écologiques, mais aussi pour l’écologie, évidemment, alors que les voyages lointains, le fait d’arrêter de prendre l’avion, pour ceux qui le peuvent en tout cas, c’est encore compliqué.

Garance Bazin

Oui, c’est vrai que c’est complexe. D’abord, il faut rappeler qu’il y a quand même 40% de la population française qui ne prendra pas l’avion dans sa vie. Donc même si on a tendance à l’oublier, il est vrai qu’il y a une forme de démocratisation du voyage, mais qui s’est généralement arrêtée aux classes moyennes. Je m’explique : les avionneurs mettent en avant le fait que l’avion est possible d’accès à tous, grâce notamment aux low cost, aux prix cassés. Mais le fait est que la plupart des gens n’ont pas les moyens de payer l’hébergement ou la nourriture sur place. Donc par exemple, les city break, tu sais ces voyages dans d’autres capitales européennes, ça reste quelque chose qui est très orientée vers une classe moyenne assez aisée.

Donc encore une fois, relativisons un peu ce côté démocratisation qui fait partie des gros arguments des avionneurs pour continuer à avoir un kérosène qui n’est pas taxé, là où tous les autres carburants le sont, et l’électricité aussi. Il faut également comprendre à quel point l’industrie aérienne s’est vraiment immiscée dans notre quotidien et s’est placée comme indispensable pour rendre la vie urbaine tolérable. Il y a un rapport de Greenpeace qui est sorti en octobre 2023 où on revient sur deux ans de publicité de l’industrie aérienne parue dans la recherche publique. Et ce qui ressort, c’est que la vie en ville abime. Ça c’est une réalité, ça a été beaucoup étudié, notamment terme de maladie mentale, de pollution de l’air, etc.

Mais quand on regarde la publicité, on se rend compte qu’il y a énormément de pubs d’avionneurs qui t’expliquent qu’il faut faire une escapade au printemps ou une escapade pour la rentrée ou en hiver au soleil. Plutôt que de rendre la vie en ville plus gérable, ils ont proposé l’avion comme absolument nécessaire pour réussir à la vivre de façon enrichissante. C’est à dire que pour supporter la vie en ville il faut savoir s’en échapper et ça c’est possible en allant une semaine en Guadeloupe pour Noël pour recharger ses batteries en étant au soleil. Tout cela est énormément entré dans les imaginaires pour nous créer un besoin.

S’il est vrai qu’on a besoin de s’éloigner de la ville, il n’est en revanche marqué nulle part qu’il faut que ce soit en avion. Je prends l’exemple de certaines amies de ma mère qui sont pourtant issues de la classes moyenne et qui sont professeur ou psychologue et qui n’envisagent pas de passer une année sans aller au moins une ou deux semaines au soleil à l’autre bout du monde pour l’hiver, car sinon le quotidien n’est juste pas gérable. Les avionneurs ont fortement réussi leur coup, et quand on regarde la genèse de tout ça, on se rend compte que dès les années 50-60, en Suède par exemple, il y a des publicités des compagnies aériennes qui expliquent que des vraies vacances, des vacances qui déconnectent et ressourcent, ce sont des vacances au soleil. Et comme en Suède il n’y a pas de soleil, il faut partir ailleurs. C’est fou de voir à quel point ça a infusé dans les consciences, dans les imaginaires. Et maintenant des vacances différentes de ce modèle, qui ne sont pas à l’autre bout du monde ou au soleil, il y a une grosse partie de la population pour laquelle c’est inenvisageable. Et d’ailleurs, j’entends d’ici leurs arguments : l’avion ce n’est que 3% des émissions mondiales…

Charlotte Simoni

Et d’ailleurs, dans ce rapport, ce qui est aussi assez intéressant, c’est l’impact des influenceurs sur le voyage, sur notre imaginaire, sur ce nouveau besoin, cette nécessité. Et ce que les influenceurs voyage n’ont pas justement rajouté une couche à ces nouveaux imaginaires, finalement très gourmands en kérosène ?

Garance Bazin

Je tiens à préciser d’abord qu’on ne peut pas mettre tous les influenceurs voyage dans un même sac. C’est pour cela qu’on en a étudié 36, parmi les plus suivis de France. Et tous ne relaient pas les imaginaires qui sont promis par l’aérien, mais la majorité, oui. Bien sûr, il y a des nouveaux profils plus alternatifs qui émergent, qui essayent de promouvoir d’autres types de mobilité, même de façon d’envisager le voyage, et qui sont tout à fait intéressants. Mais ceux qui sont les plus suivis mettent vraiment en avant une forme de logique de collection des pays, c’est-à-dire que l’individu intéressant, tel qu’il est façonné par cette partie sur les réseaux sociaux, il faut qu’il ait été dans tant de pays. Ce n’est même pas en termes de noms, il faut qu’il y ait un chiffre, un chiffre le plus haut possible. D’ailleurs, on voit dans les descriptions des influenceurs en voyage, il y a marqué : 43 pays, 46 pays, 24 pays, 52 pays, une fois même 90… Et cette logique de collection des pays, non seulement elle n’est absolument pas soutenable parce qu’elle dépend d’une hyper mobilité aérienne qui rend ça possible, mais en plus, elle n’est pas forcément souhaitable, même sur le plan humain. C’est le cas avec les effets du surtourisme sur des villes comme Barcelone, dont les habitants n’en peuvent plus des touristes. Autre exemple avec Venise qui a été complètement vidée de ses habitants par les Airbnb.

Même si j’ai pas mal de collègues/chercheurs qui discutent beaucoup ce terme de surtourisme, mais en tout cas, les très gros afflux de personnes dans ces capitales, ce n’est de toute façon pas forcément une bonne chose pour les endroits en question. C’est surtout une bonne chose pour les avionneurs. Donc tout ça est à nuancer, mais de façon très globale, les influenceurs les plus suivis mettent en avant un modèle qui nous pousse à bouger toujours plus, toujours plus loin et toujours plus souvent. C’est-à-dire que par exemple, il y a une influenceuse qui est connue parce qu’elle met en avant les bons plans. Elle proposait il y a quelques mois d’aller trois jours à New York parce que ce n’était pas cher. Et comme ça, hop, ça permet de cocher un pays de plus, et en fait, tout est résumé par ça. C’est-à-dire que le but c’est de cocher une case supplémentaire pour pouvoir par exemple rajouter, je ne sais pas si tu vois, ces cartes sur les murs, des petits pins avec le drapeau des pays. Ou les cartes à gratter ! Et plus on a gratté ou plus on a collé de petits pins sur les pays, plus on est intéressant.

Donc au-delà du fait que je trouve ça un peu triste parce que le but d’un voyage, c’est quand même à quel point on a apprécié un endroit ou à quel point ça nous a touché. Ce n’est pas juste de dire : « j’étais dans tant de pays, je n’en ai rien retenu, mais j’étais dans tant de pays ». Et malheureusement, on en est vraiment là. Si je reprends l’exemple de cette influence, nous avions vu qu’elle était partie, je crois, quatre ou cinq jours à Seoul. Et elle n’en a rien retenu parce qu’elle est restée un peu dans la ville, proche de l’aéroport. Elle a été dans les deux, trois restaurants à la mode sur les réseaux sociaux et elle est repartie.

C’est quand même assez dommage de cramer autant de kérosène pour retenir si peu des endroits. Après, je trouve que ce n’est pas une bonne chose non plus de tomber dans une vision assez élitiste du voyage où il faudrait absolument rencontrer l’altérité, se confronter à ce que qu’est une autre culture. Tout le monde n’a pas besoin de bouger de la même façon. Si ce qu’on recherche ce sont des plages de sable fin, il n’y a pas de soucis ! Mais peut-être qu’il faudrait mettre en avant le fait qu’on n’est pas obligé d’aller au Club Med Seychelles pour les obtenir, qu’il y en a des plus proches qui nécessitent de polluer moins. Donc cette vision du voyage qui est mise en avant par les influenceurs, je trouve qu’elle est très vulgarisée et c’est assez dommage parce que les populations généralement prennent très peu de place dans cette vision du voyage, le but c’est vraiment de faire comme tout le monde au même endroit. Non seulement on n’apprend pas la langue, parce qu’on reste très peu de temps sur place, mais en plus on va dans des endroits ultra touristiques où tout le monde va parler anglais. On ne va pas être en contact avec les gens qui habitent là-bas et on en vient à des situations où – par exemple – des influenceurs vont dans un temple, disons en Indonésie, mais n’apportent aucune valeur ajoutée. Sur les 45 publications qui sont géolocalisées à cet endroit-là, il n’y en a pas une qui raconte l’historique du temple ou à qui est dédié le temple. Ça va être une sorte de vulgarisation de l’histoire, de la culture. Même des trucs qui pourtant sont peut-être plus facilement abordables comme la gastronomie, ça passe énormément au second plan. Moi je le vois dans mon boulot du quotidien, à côté de ma thèse. Il y a des touristes qui sont hyper déçus en arrivant à Paris, déçus de ne pas avoir un petit-déjeuner continental dans un restaurant. Désolé, mais on ne va pas faire un petit-déjeuner avec des haricots, du bacon, de la saucisse et de la tomate, on est à Paris ! Donc je ne sais pas si c’est très local pour autant, mais en fait avec cette mentalité-là, on a envie de trouver exactement la même chose à tous les endroits. Et du coup, ça uniformise le voyage pour le mener vers un modèle qui est extrêmement normé et pas très intéressant.

Par exemple, quand on faisait le rapport de Greenpeace, j’envisageais à un moment – aussi pour relâcher la pression – de faire un bingo influenceur voyage. Par exemple : si on a relâché des bébés tortue, joué avec des éléphants en Thaïlande, nagé avec des dauphins, fait de la balançoire sur une plage ou pris une photo à l’ile Maurice sur la randonnée du Morne, où tout le monde prend la même photo au même endroit. Pour avoir fait cette randonnée, parce que j’ai passé un an à l’ile Maurice chez des amis, il y a une queue de folie. C’est impressionnant. C’est-à-dire que juste à cet endroit-là où il y a un panorama incroyable, il y a 40 personnes qui attendent pour prendre la photo sur ce même endroit. Et c’est un peu déprimant quand même ! En fait, on ne s’intéresse vraiment pas aux endroits ou a ce qui en fait leur particularité. Il faut vraiment avoir coché tant de cases pour pouvoir appartenir à telle communauté, et ça devient des rites de passage bien plus que des vraies expériences enrichissantes dont on retient quelque chose. Parce que ça il y a beaucoup d’étude qui le montre : l’hyperconsommation – que ce soit celle du voyage ou en général – ça satisfait assez peu les gens.

Charlotte Simoni

Et que penses-tu de ceux qui prennent l’avion pour deux, trois semaines ? Est-ce que c’est un petit peu plus excusable de faire un voyage où tu pars plus longtemps, tu vas vraiment à la rencontre des gens. Ou pour toi, malgré tout, c’est nécessaire aujourd’hui, en fait, d’arrêter ?

Garance Bazin

Je trouve que c’est plus intéressant si on reste plus longtemps sur place, bien sûr. Si on s’éloigne en fait de cette logique de « je l’ai fait, je peux repartir et je ne reviendrai jamais parce que je l’ai coché ». C’est ça le souci. Qu’on reste une semaine ou trois jours, si c’est ça l’objectif, je trouve ça dommage. Si on faisait ça en train, ce genre de logique aurait vite du plomb dans l’aile, parce que quand on parcourt les distances, qu’on les voit passer par la fenêtre réellement, cocher des petits drapeaux, ça a vite moins d’intérêt en fait. Mais bien sûr, les gens qui font des ERASMUS pendant six mois, ça peut être hyper enrichissant pour eux. Et je ne dis pas du tout qu’il faut qu’on renonce à aller voir le monde, qu’il faut renoncer à voyager, à partir. En revanche, il faut remettre de l’exceptionnel là-dedans. C’est-à-dire ce qui s’est vraiment érodé, c’est le côté exceptionnel de ces déplacements en lointains, là où il y a quelques générations, ce n’était pas le cas. Et ce qu’on remarque beaucoup, c’est quand même que quand on remet de l’exceptionnel dans ce genre de déplacement, les gens les apprécient plus, s’en souviennent mieux, parce qu’ils passent plus de temps à prévoir un voyage, et du coup, ils se sent nettement plus heureux qu’un bon plan Google Flight où ils partent 3 jours à New York et ne se souviennent de rien. Quand on remet de l’exceptionnalité dans le voyage, on remet aussi beaucoup plus de plaisir et beaucoup plus de satisfaction.

C’est aussi bête que ça, mais le problème, c’est que moi, je serai plutôt dans le camp des personnes qui militent pour les vacances pour tous. Et le fait est que partir longtemps quelque part, ça coûte très cher. Par exemple, quand je voulais aller en Irlande avec mon compagnon cet été, prendre notre temps en y allant en ferry, le problème c’est que c’était 274 euros par personne juste l’aller. Donc on aurait dépensé plus de 1000 euros l’aller-retour, sans compter les hébergements, la nourriture sur place. Ce n’est pas jouable et malheureusement être vertueux, ça coûte extrêmement cher aujourd’hui. C’est beaucoup plus compliqué que de prendre un vol. Mais du coup, je renonce à l’Irlande, parce que ce n’est pas jouable financièrement pour mon petit salaire de doctorante et de serveuse à mi-temps. Donc, on va en Écosse et on restera moins longtemps. Et il faut voir s’il n’y aura pas de péripéties parce que le système ferroviaire anglais à l’air très, très douteux.

Tout ça pour dire : je ne pense que les gens doivent se dire « je ne pourrais pas aller loin, parce que sinon, c’est ma faute si la terre brule ». Heureusement non, bien sûr. Et par exemple, ce que dit Jancovici autour des quatre vols long courrier par personne dans une vie, pour une grande partie de mes proches et même de ma catégorie sociale, c’est-à-dire les jeunes urbains assez diplômés, certains ayant des moyens, d’autres moins, c’est absolument inenvisageable, parce qu’ils ont déjà cramé ce quota depuis très longtemps.

Charlotte Simoni

Et du coup, c’est quoi leur réaction ? C’est « je vais arrêter » ou ils sont trop dépendants pour l’envisager ?

Garance Bazin

Ah, ils sont extrêmement dépendants déjà. Et ce qui peut être surprenant, c’est que ce n’est pas forcément ceux qui utilisent le plus l’avion qui sont les plus virulents. Parfois, ceux qui sont plus vertueux en termes de gestes, qui le prennent moins souvent, peut-être aussi parce qu’ils n’ont pas les moyens, c’est ceux qui vont être les plus virulents. Et ça peut être assez choquant. Par exemple, sur les 40% de la population française qui ne prendra pas l’avion de sa vie, il y a une grande partie qui serait choqué que l’on augmente le prix de l’avion. Aussi, parce que c’est un horizon de réussite sociale, c’est quelque chose à laquelle on aspire quand on aura plus de moyens quand on réussira mieux. Donc, d’abord, il faut changer les imaginaires pour que ça ne devienne plus un objectif de réussite sociale. Et à côté de ça, non, parmi les gens que j’interroge, il y en a qui sont effectivement très, très choqués parce que l’hypermobilité fait partie de certains milieux et que c’est consubstantiel.

Par exemple, dans la recherche, il y a tout le temps des séminaires internationaux pour une semaine au Japon, en Australie ou à Vancouver avec des chercheurs. Il y a tout le temps des séminaires internationaux où tu dois absolument y aller. Si tu veux faire carrière, tu ne peux pas te permettre de ne pas aller à un séminaire pendant une semaine parce que sinon tu n’auras jamais poste derrière. Si tu ne joues pas le jeu, que tu ne rencontres pas tes collègues internationaux, tu n’auras pas de poste, tu ne feras pas carrière dans ce milieu-là. Et du coup, quand tu n’as pas encore ton poste, ce n’est pas jouable, tu peux pas refuser ce genre d’opportunités.

Charlotte Simoni

Cela étant, je me pose quand même la question. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Est-ce que c’est juste nous dans notre bulle parce qu’on se renseigne surtout ça, mais j’ai quand même l’impression qu’aujourd’hui on parle du réchauffement climatique, on en parle même de plus en plus. Il y a de plus en plus de chiffres. Les médias en parlent plus souvent. Ce n’est pas encore un niveau élevé. Je crois que ça fait partie de 2 % de la couverture médiatique des JT. Et donc, je me dis : malgré tout comment ça se fait alors qu’aujourd’hui, on a parlé de ce besoin qui a été créé par les compagnies aériennes, peut-être limite de dépendance, est ce qu’il n’y a pas aussi un déni climatique, un je-m’en-foutisme, en mode « autant en profiter maintenant parce qu’après, ça sera trop tard. Mais je ne veux pas voir ce qui se profile, je continue ».

Garance Bazin

D’abord, effectivement, par rapport à ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est quelque chose qui est organisé par les compagnies aériennes énormément. Ça remonte aux années 70, avec la campagne Keep America Beautiful. Une campagne de pub qui est encore assez connue, ou pendant une minute, on voit un acteur déguisé en natif américain, dans son kayak sur une rivière qui est couverte de déchets, qui ensuite longe une autoroute et quelqu’un par la fenêtre d’une voiture lui balance des ordures au pied. Et ensuite, il y a un zoom un peu lent sur son visage et tu vois une larme qui coule. Et le sous-texte dit : « les gens créent la pollution, les gens peuvent l’arrêter ». Et cette campagne de publicité qui a fait énormément de bruit, qui dépassait la focale et rendait les personnes et les consommateurs exclusivement responsables de la pollution, a été commandée par Coca-Cola. Coca-Cola qui, je la rappelle, est le premier pollueur plastique mondial. Déjà l’audace est impressionnante. Cette pub a extrêmement bien fonctionné. Les gens ont surinvesti émotionnellement le tri des déchets, comme ce qui pouvait faire de plus important.

Je pense à deux étudiantes dans le tourisme. Elles sont hyper engagées contre leurs potes qui jettent leurs mégots par terre. En revanche, elles prennent énormément l’avion. Elles ont comme plan de carrière de faire voyager des gens à l’autre bout du monde dans des écolodges. Et en fait, même les gens qui sont dans le milieu du tourisme n’ont aucune idée des échelles d’impacts. Par exemple, pour compenser un vol Paris-Bali, le simulateur du Monde qui est sorti en décembre et qui est incroyable, t’explique qu’il faudrait baisser ton chauffage à 19 degrés pendant 47 ans et demi pour compenser ce vol AR ou qu’il faudrait être végétarien pendant 10 ans.

Charlotte Simoni

Mais c’est pour ça que je te parlais de déni, notamment des agences de voyages.

Garance Bazin

Du côté des entreprises, c’est clair qu’il y a du déni, fortement motivé par l’appât du gain je pense. Mais de toute façon, tant que des personnes ne seront pas tenues pour responsables de telle ou telle décision, le problème, c’est ce qu’on aura, c’est que les décisions des comportements climaticides, même si elles ne sont pas encore juridiquement considérées comme tels, ne s’arrêteront pas. C’est-à-dire que non seulement il y a un déni depuis des dizaines d’années, mais il n’y a aussi jamais d’inquiétudes juridiques. Donc, beaucoup de choses ne vont pas être vertueuses, c’est souvent beaucoup plus compliqué que de ne pas l’être.

Et en plus effectivement chez les jeunes, il y a une forme de déni et aussi parfois de défaitisme qui augmentent. Je fais partie d’une génération qui a grandi avec l’idée et le constat que ce qui nous attendait devant serait pire. Forcément pire que ce qu’il y a derrière. Là, je pense qu’on est une des premières générations à savoir que la technologie ne nous sauvera pas, que Le futur sera forcément pire. Et du coup, effectivement, comme tu disais, il y a une partie des personnes que j’interroge qui tombent dans une forme de nihilisme, et qui disent « de toute façon, on est foutu ». Alors, pourquoi je m’empêcherai de profiter tant qu’il y a de quoi profiter ? S’il faut que je vive l’Apocalypse, autant que je sois allé voir quatre fois la barrière de corail et nagé avec les dauphins.

Charlotte Simoni

D’ailleurs, tu as déjà entendu parler du tourisme de la dernière chance ?

Garance Bazin

Oui, oui, je commence à travailler là-dessus. Par exemple, sur les croisières au pôle Nord pour voir les derniers icebergs avant qu’ils ne fondent… ce qui accélère encore plus la fonte de ces icebergs !

Charlotte Simoni

C’est fou parce que du coup, les gens ont donc conscience qu’ils y vont car cela va fondre…

Garance Bazin

Je ne suis pas certaine que les gens le conscientise à ce point-là. C’est-à-dire que c’est quelque chose qui est tellement gigantesque le réchauffement climatique, tellement difficile à appréhender pour nos petits cerveaux d’humains, que c’est compliqué de vraiment se rendre compte – déjà des ramifications – parce que c’est quelque chose d’extrêmement complexe. Et en plus, envisager une vraie rupture déontologique à ce point, c’est très compliqué. Un article d’un chercheur au Museum d’histoire Naturelle qui travaille notamment sur les idéologies de la fin du monde expliquait qu’aujourd’hui les gens ont moins de mal à penser la fin du monde qu’à penser la fin du capitalisme. Parce que l’apocalypse, c’est quelque chose qui a été mis en avant assez souvent dans des livres, des films… À l’inverse, la fin du capitalisme, c’est plus inenvisageable que la fin du monde. Et en fait, on en est arrivé là. C’est tellement ancré dans nos imaginaires qu’on a moins de mal à imaginer que tout s’effondre plutôt que de se dire qu’on va changer de modèle économique pour essayer de faire en sorte que tout ne s’effondre pas. Donc malheureusement, on n’est pas aidé sur énormément de points.

Charlotte Simoni

Tout est déprimant !

Garance Bazin

Non, mais par exemple, je te disais à quel point c’est compliqué d’envisager tout ça. Je crois qu’on en avait parlé déjà toutes les deux. J’ai été à un séminaire doctoral qui globalement faisait de la vulgarisation du sixième rapport du GIEC, qui mettait en infographie des données qui ne sont pas forcément hyper faciles à digérer quand on n’est pas dans le domaine. Et donc quand on est dans le domaine et quand on regarde des trucs de climatologie, c’est indigeste. Donc si on ne lit pas la partie vulgarisée, on ne comprend rien. Ce chercheur qui s’appelle Christian Léonard et qui est mathématicien à Nanterre, nous fait une partie vulgarisation. Et sur 15 doctorants, j’étais la seule à travailler sur l’environnement et on n’était pas beaucoup à être sensibilisés. Il y en a pas mal qui était là pour les crédits faciles. Ça ne veut pas dire qu’ils n’étaient pas intéressés, mais ce n’était pas forcément un thème qui leur était très proche initialement. Et on nous a passé des slides absolument terrifiantes qui expliquent que dans un monde à 4 degrés, la terre est devenue invivable à peu près sous l’Italie jusqu’à l’Afrique du Sud. Quand on dit invivable, ce n’est pas que pour les humains, c’est pour les plantes, donc la faune et la faune générale, donc ça veut dire plus de vie du tout. Sous l’Italie jusqu’à l’Afrique du Sud, donc deux tiers de la planète.

Et puis pas seulement inhabitables, complètement stériles. Et dans le même temps, il y avait Christophe Béchu qui faisait une intervention au Museum d’histoire naturelle, où il expliquait comment on allait s’adapter à un monde à plus qu’à 4°C. Donc non seulement ça n’a aucun sens et surtout cela montre à quel point les personnes n’ont aucune idée de leur sujet. Mais en plus, ça renforce la défiance dans les chercheurs, donc dans tous les cas, on finit par être déprimé par là ou l’autre. Et les étudiants, quand on leur a mis cette slide là, et je m’inclue dedans, on était un peu désespérés. Et pareil avec la slide suivante qui montrait que si on continue le business as usual sans réduire massivement nos émissions, c’est la fin des coraux en 2030.

Et une partie des réactions des gens dans la salle, c’était de dire – ils étaient 2 sur 14 – il faut absolument que j’y aille, faut que je les voie avant. Et en fait, on a tendance à être encouragé, notamment par ces idées de croisière de la dernière chance, à profiter à fond tant qu’on peut, mais en accélérant un processus déjà enclenché. Et malheureusement, si on te dit « plus que 6 ans de coraux et ensuite, mort, plus rien, jamais », bien sûr que tu déprimes, si on ne te propose pas de solutions derrière.