
Épisode 06
Gérer l'écoanxiété chez les enfants
Laelia Benoit, pédopsychatre et chercheuse au Child Study Center à l’Université de Yale et à l’Inserm, au centre de recherche en épidémiologie et santé des populations
Qu’est-ce que l’écoanxiété ? Est-ce que les enfants sont aussi touchés que les adultes par ce sentiment ? Que ressent-ils ? Quelles émotions les traversent ?
Autant de questions que j’ai posé à Laelia Benoit, pédopsychatre et chercheuse au Child Study Center à l’Université de Yale (Etats-Unis) et à l’Inserm, au centre de recherche en épidémiologie et santé des populations.
Laelia mène actuellement une vaste étude sur l’impact du changement climatique sur la santé mentale des enfants et des adolescents. En parallèle, elle a sorti un livre – Infantisme en 2023 – sur les discriminations faites aux mineurs et dans lequel elle aborde également ce sujet de l’écoanxiété.
Elle explique notamment que l’écoanxiété n’est pas une pathologie, mais plutôt une réponse saine aux menaces écologiques auxquelles nous sommes confrontées.
Dans cet épisode – et je crois que c’est le sujet qui m’a le plus marqué – elle met aussi en avant l’importance dans l’accompagnement des émotions de l’enfant et à quel point ce soutien est important pour la suite.
Laelia Benoit évoque également les actions à mener pour aider nos enfants à surmonter leurs angoisses et à sortir de leur paralysie (des conseils qui valent aussi bien pour les adultes !).
On a enfin parlé du traitement médiatique réservé aux enfants et aux adolescents ou encore du rôle de l’école dans l’apprentissage de leurs connaissances écologiques.
Bref, vous l’aurez compris, un épisode riche et passionnant que je vous invite à écouter rapidement !
Belle écoute !
CHIFFRES CLÉS
84 %
des 16 à 25 ans se disent préoccupés par le climat et 54 % sont extrêmement anxieux
47%
des adolescents sont stressés par l’état de la planète et la nature (tempêtes, canicules...)
60%
des adolescents ne comprennent pas informations qu’ils lisent sur leur smartphone sur le monde qui évolue
SOLUTIONS
Pour les directeurs d’établissements scolaires et les enseignants de la maternelle au lycée :
- Le programme d’éducation au développement durable éco-école créé en France en 2005 et la labellisation académique E3D (École ou Établissement en Démarche Globale de Développement Durable). Objectif : aider les élèves à mieux comprendre le monde qui les entoure.
- L’application ma petite planète, qui permet de lancer des jeux de défis écologiques autour de l’environnement, pour une meilleure compréhension du lien entre l’humain et la nature.
Pour les parents et enseignants :
Les outils pédagogiques créés par Laelia Benoit, en partenariat avec la Fondation Jasmin Roy sur comment parler du climat aux enfants et aux adolescents, ainsi que son livre « Infanstime » (Éditions Seuil). Si vous souhaitez accompagner vos enfants dans leurs émotions, je vous conseille chaudement Zamizen, dont l’objectif est de permettre aux enfants de prendre confiance en eux et de s’épanouir dans une société bienveillante.
Pour tout le monde :
Les livres jeunesse « T’choupi prend soin de la planète » (Éditions Nathan, dés 2 ans), « La légende du Colibri » (Actes Sud, à partir de 3 ans), « Forêt des frères » (Actes Sud, à partir de 5 ans), « C’est quoi l’écologie ? » (Éditions Milan, à partir de 9 ans), « Demain la Terre » (Gallimard Jeunesse, à partir de 10 ans).
RESSOURCES
- Étude Earth Emotion (Learning Planet Institute)
- Chiffres clés sur l’écoanxiété (Institut Français d’EMDR – Décembre 2023)
- Écoanxiété : analyse d’une angoisse contemporaine (Fondation Jean-Jaurès – Novembre 2021)
- How to help your Child with eco-anxiety (Mental Health Commission of Canada – Novembre 2022)
- Climate anxiety in children and young people and their beliefs about government responses to climate change : a global survey (The Lancet – Décembre 2021)
- Baromètre des adolescents (IPSOS – 2022)
TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE
Cliquez ici pour lire transcription complète !
Charlotte Simoni
Dans une enquête publiée par l’ADEME et le CREDOC en juillet 2023, il apparaît que la dégradation de l’environnement est le deuxième sujet de préoccupation des Français après la violence et l’insécurité. Et parmi les problématiques environnementales qui inquiètent le plus, la question du changement climatique rafle la première place devant les catastrophes naturelles. Pas étonnant donc qu’environ 70 % des Français se disent éco-anxieux. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que ce sentiment touche aussi les jeunes : 80 % des 16 à 25 ans déclarent être inquiets par le climat et 60 % extrêmement anxieux.
Je me suis donc questionnée sur les raisons d’un tel niveau d’anxiété chez les enfants et les adolescents. Explications avec Laelia Benoit.
Laelia Benoit
Déjà, 80 % d’éco-anxiété chez les ados, c’est élevé, mais ce n’est pas beaucoup plus élevé que les adultes. Parce qu’en fait actuellement on est à 70 % d’éco-anxiété chez les adultes, en tout cas d’adultes qui se disent préoccupés au moins un peu par le climat. Ce ne sont pas des gens qui sont ravagés par l’angoisse, mais en tout cas préoccupés, inquiets du changement climatique. On est à 70 % des adultes et c’est constant entre, par exemple, la France, les Etats-Unis et d’autres pays assez développés. Ce n’est pas une exception française. Et donc, on est systématiquement avec des plus jeunes qui sont à 10 % d’anxiété en plus en moyenne. Donc ça montre deux choses : d’une part qu’ils savent qu’ils vont être les premiers à payer les pots cassés, à faire face aux conséquences du changement climatique.
Et la deuxième chose qui a été montrée comme augmentant l’anxiété, c’est de se savoir vulnérables et impuissants. C’est à dire de savoir que l’on a moins d’impact que d’autres pour changer les choses. Et donc ça, ça a été montré pour d’autres qui sont plus vulnérables. Donc on vient de parler des ados, mais il y a d’autres groupes qui ont un taux d’éco-anxiété plus élevé comme les femmes et les minorités ethniques dans les pays fortement touchés par le dérèglement climatique. En France, la question se pose aussi pour les personnes en situation de précarité économique, donc les personnes en situation de pauvreté.
Si on prend donc ça comme un ensemble, on se rend compte qu’on a quatre profils qui sont plus vulnérables : les plus jeunes, les femmes, les minorités ethniques et les personnes en situation de pauvreté, qui sont aussi des personnes qui savent qu’elles ont moins de poids sur le plan politique. Alors, il ne faut certainement pas dire qu’elles n’ont aucun poids. En fait, si elles s’allient et s’organisent, elles peuvent évidemment faire changer les choses, mais c’est plus dur pour elles que pour les profils de personnes qui ont davantage de pouvoir. Et l’autre chose, c’est que ça va être les premières à vivre les conséquences du changement climatique. Pas seulement les conséquences directes, mais aussi toutes les conséquences indirectes d’instabilité géopolitique, de tensions sociales, de clivages, etc. Et on sait bien qu’en fait ce sont ces groupes vulnérables qui sont dès le début touchés ou déstabilisés dès qu’il y a des fractures sociétales ou géopolitiques importantes.
Chez les enfants, on a très peu de statistiques. La raison pour laquelle on sait que les ados sont anxieux à 80 %, c’est parce qu’on peut leur poser la question. On peut leur envoyer un questionnaire. En fait, les enfants plus petits, je dirais les moins de 10 ans ou en dessous de 11 ans, c’est difficile de simplement avoir des réponses chiffrées. On peut savoir en allant discuter avec eux. Et c’est ce que j’ai fait dans mon étude, en prenant le temps de parler avec eux, et d’aborder leurs émotions. À la différence des adultes, on sait ainsi que les ados vont ressentir plus de colère et d’indignation et moins de culpabilité et de tristesse. Pour les adultes, les émotions prédominantes, ce sont la tristesse et la culpabilité. « C’est tellement dommage et j’aimerais tellement faire mieux ». « Et je sais que je suis un peu nul et que je ne fais pas la moitié de ce que j’aimerais faire ». Mais les ados, c’est beaucoup plus : « ils sont en train vraiment de nous laisser une planète pourrie et ils n’en ont rien à faire ». Et donc il y a vraiment cette indignation, cette révolte qui peut être sur le devant pour les enfants.
Donc quand je parle des enfants, ce n’est pas chiffré, ce sont vraiment beaucoup plus des études qualitatives. Je tiens à le dire pour les auditeurs, ce qu’on observe, c’est de la tristesse très empathique, notamment par rapport aux animaux. Donc là ce sont les petits enfants de 5 à 10 ans. Ils sont sensibles aux risques d’extinction d’espèces, ont beaucoup de sensibilité par rapport aux animaux qui les entourent, donc ça peut être des choses qui les touchent beaucoup, mais ensuite ils ont très rapidement l’envie d’agir, donc ils ont beaucoup d’espoir, de motivation, d’enthousiasme. Donc, peut-être qu’ils vont être tristes temporairement mais ils ont énormément de résilience, de ressources et ont très vite envie de faire leur part. Que ce soit aux Etats-Unis, en France et au Brésil, on voyait dans nos études que c’était toujours le même schéma pour les petits : ils étaient vraiment tristes que les adultes ne prennent pas soin de la planète et juste après, ils avaient envie d’aider avec une grande fierté et une grande motivation. De même qu’ils adorent les petites choses comme planter des arbres ou ramasser des déchets, que les adultes pourraient avoir tendance à minimiser comme de simples écogestes. Et comme ils ont une pensée qui est encore assez concrète, ce qui est normal à leur âge, ils voient les choses qui les entourent directement, ils ne vont pas penser à ce qui se passe à l’autre bout du monde. Leur question c’est : est-ce que mon geste a un impact ? Ils vont se dire « j’ai ramassé des déchets et puis j’ai trié le reste de mon assiette pour faire du compost, donc j’ai fait ma part et j’ai aussi aidé à sauver la planète ». En fait, ça leur fait du bien et ils en sont assez contents.
Charlotte Simoni
Vous l’aurez donc compris, l’éco-anxiété est une préoccupation qui touche l’ensemble des individus jeunes, qu’il s’agisse des adolescents comme des enfants, bien au fait des changements environnementaux qui s’opèrent dans notre monde. Mais concrètement, qu’est-ce que l’éco-anxiété ? Est-ce une émotion, une pathologie ? Et de quelle manière se manifeste-t-elle ? Laelia Benoit me répond.
Laelia Benoit
L’éco-anxiété, ça a été rappelé par les instances internationales, notamment l’American Psychological Association, soit des personnes qui sont professionnelles de la santé mentale, qui se sont réunies pour dire : le consensus, c’est de considérer que l’éco-anxiété n’est pas une maladie. Ce n’est pas une réaction pathologique, ce sont des réactions émotionnelles qui sont saines du fait d’une situation planétaire qui est réellement préoccupante. Donc être éco-anxieux, ce n’est pas un problème. C’est peut-être inconfortable, c’est peut-être désagréable, peut-être qu’on aimerait être bien plus détendu, mais en fait ça montre surtout que vous avez de l’empathie et que vous comprenez bien les choses. C’est ça que ça veut dire si vous êtes éco anxieux. La question étant ensuite de dire : je ne me sens toujours pas bien, qu’est-ce que je fais avec tout ça ?
En fait, la manière dont on le pense, c’est de considérer que c’est un deuil environnemental. Il faut qu’on utilise les mêmes outils, les mêmes méthodes que quand on vit un deuil, quand on a perdu quelqu’un de proche, quelqu’un qu’on aime. Ou quelquefois, on a perdu une idée, une croyance, une aspiration, un truc qu’on voulait faire et puis finalement, ou une illusion. Exemple : « j’étais sûr d’adorer ce métier, et puis finalement je me rends compte qu’il n’a pas de sens et je m’ennuie tous les jours alors que j’avais tout fait pour y arriver. Et puis maintenant que j’y suis, c’est nul ». Ils arrivent que certaines personnes en couple se disent : « je me suis marié, on a acheté la maison et puis maintenant qu’est-ce que je fous là ? ». Tout ça ce sont des deuils et donc ce sont des émotions inconfortables, c’est de la tristesse, de la colère ou de la culpabilité.
Et donc c’est exactement ce qu’on est en train de vivre avec l’éco-anxiété. En fait, c’est un deuil environnemental, c’est à dire qu’on se rend compte que la nature n’est pas infinie, que la planète n’est pas sans cesse renouvelée, que nos actions ne sont pas libres de conséquences, que nos gestes ont un impact, et que donc nos choix ont un poids. Tout ça, nous expose à ce deuil, y compris à des angoisses de mort. Quand on évoque 2050 pour le climat, on parle d’un moment où tout une population ne sera plus là. Donc parfois, c’est même angoissant de juste penser à cette échéance là parce que c’est penser à quelque chose qui va nous survivre. Et donc parfois, on aimerait bien ne pas y penser quand on n’est pas très à l’aise avec la mort et tout ça. Donc ce qu’il faut voir, c’est que c’est un deuil. Et c’est donc OK d’être d’abord bouleversé. On n’a pas forcément besoin d’un psychologue ou d’un psychiatre, mais il y a des étapes où quand on a un peu d’expérience existentielle ou spirituelle, on sait comment ça va se passer.
Déjà, il faut commencer par accepter les émotions inconfortables, accepter d’être traversé par des choses qui nous chamboulent complètement, accepter d’être déstabilisé dans nos croyances, dans les choses qu’on pensait être vraiment ce qui nous tenait à cœur. Et ensuite, il faut accepter d’être traversé par cet hiver émotionnel, c’est à dire ce moment où nos illusions d’avant ou notre monde d’avant a été un peu détruit. Mais on ne sait pas encore ce qui va venir et si on accepte de se laisser traverser par ça et de se dire « je vais continuer à voir des gens qui m’aime, continuer à faire un peu des choses ». Et puis on se laisse transformer par ces émotions qui nous traversent et ce qui va sortir de tout ça quelques mois plus tard. En fait, ça a un côté un peu saisonnier. Ça va être le printemps si vous voulez. Et là on va sortir avec à nouveau l’envie qui revient, avec à nouveau du désir, l’envie de vivre, l’envie de faire des choses et ces choses-là auront un peu émergé de cet hiver. Elles seront beaucoup plus alignées avec la personne qu’on est devenu, avec ce qui compte maintenant pour nous.
Et donc, quand tu décris par exemple les changements de vie que tu as pu avoir en me disant « ce métier me correspond plus, j’ai envie de changer, de faire quelque chose qui est plus aligné », en général, ça ne vient pas direct. Il y a souvent une phase où en fait c’était un peu la loose quoi, ce n’était pas terrible. Et si tu mets un couvercle dessus et que tu refuses d’accueillir ces émotions qui ne sont pas agréables, tu empêches aussi que le printemps arrive derrière, tu empêches la créativité, les nouvelles idées, etc. Donc une fois qu’on a compris comment faire pour accueillir cette éco-anxiété, on va se rendre compte que ce n’est pas dramatique. C’est un peu inconfortable, mais ce n’est pas quelque chose qui est insurmontable. C’est quelque chose qu’on sait faire en tant qu’être humain. On peut s’entraider pour ça. Et donc c’est quelque chose comme toute chose qu’on sait faire, qu’on peut enseigner aux enfants.
Charlotte Simoni
Avant de se pencher sur la question de la manière dont nous pouvons aider nos enfants à agir face à cette émotion, plusieurs interrogations me sont venues en tête : à quel âge ce sentiment apparaît -il et pour quelles raisons ? Est-ce dû à d’éventuelles angoisses d’adultes que nous aurions transmises à nos enfants ? Je me suis notamment posée cette question car lorsque mon fils avait 5 ans et après un échange sur le réchauffement climatique – à son niveau bien sûr – celui-ci s’est mis à pleurer en me demandant ce que nous allions devenir si la terre brûlait.
Laelia Benoit
Cinq ans, c’est un âge typique où on se rend compte de l’existence de la mort. Il va être plus anxieux qu’avant. Et même si tu ne lui parlais pas de la planète du tout, il serait anxieux pour autre chose. Il serait anxieux d’avoir vu un animal mourir. Malheureusement, parfois c’est l’âge où ça arrive. Même un oiseau qui s’écrase sur un pare-brise peut déclencher des réactions d’anxiété très importantes chez des enfants de 5 ans. Parce qu’en fait, c’est concomitant de leur prise de conscience qu’en fait on est mortel jusque-là. Même s’ils comprennent quand on leur explique, il faut prendre soin de la planète. On risque d’abîmer la planète, etc.
La mort et la destruction en général sont pensés par des petits-enfants comme quelque chose d’un peu réversible. On est détruit, on revient, on est mort, on est vivant. C’est un truc qui n’est pas très clair. Et en fait, ce qui arrive à l’âge de 5 ans à peu près, c’est qu’il y a des enfants qui réalisent que quand on est mort, on est mort, on ne revient pas. Et quand on est détruit, on est détruit. Et donc tout ce que tu avais pu dire avant pour expliquer un peu l’état de la planète d’un seul coup fait sens de manière très différente dans sa tête et donc c’est pour ça qu’il devient anxieux à ce moment-là. Ce n’est pas parce que tu as dit quelque chose de différent ou que tu n’aurais pas dit avant ou que tu t’y es mal prise.
Charlotte Simoni
Alors justement, comment accueillir cette éco-anxiété et quelles solutions mettre en place pour que nos enfants gèrent leurs angoisses ? Pour Laelia Benoit, la clé principale réside dans l’action collective climatique qui améliore notre santé mentale et notre bien être car elle permet notamment de transformer une expérience individuelle en savoir commun. Des conseils que je vous laisse découvrir.
Laelia Benoit
Les enfants passent leur temps à regarder les adultes pour apprendre à faire et donc toute cette question de climat, l’éco-anxiété, ça va être comment montrer aux enfants qu’on est capable de vivre avec la réalité écologique, d’être conscient de ce qui se passe autour de nous, du fait qu’on est capable d’être sensible, de se laisser traverser par des émotions qui sont inconfortables, d’être bouleversé et chamboulé. Et en même temps qu’on est capable de pouvoir en sortir par le haut et agir du mieux qu’on peut. Et c’est ça en fait qu’il va falloir expliquer aux enfants à n’importe quel âge, mais toujours avec des mots adaptés à l’âge. À 3 ans, on ne comprend pas les mêmes choses qu’à 68 ans,10 ans ou15 ans. En fonction de ça, il faut pouvoir trouver des mots qui font sens pour l’enfant. Donc il faut pouvoir simplifier suffisamment pour que ce soit compréhensible. Même les petits enfants peuvent comprendre des choses.
Alors effectivement, l’éco-anxiété est liée à l’impuissance. C’est à dire qu’être inquiet de la situation climatique ou planétaire et pouvoir faire quelque chose, ça permet de dépasser très vite l’anxiété et d’être dans l’action. Ça été montré par plusieurs études, notamment une des études où j’ai travaillé avec l’équipe de Sarah Schwartz et Sarah Lo, où on a montré chez des jeunes adultes – mais c’est valable aussi chez les ados – qu’à partir du moment où on s’engage dans des actions environnementales collectives, notre niveau d’anxiété est réduit. Donc il ne suffit pas de faire des actions individuelles. En fait, ce qui va permettre de réduire l’éco-anxiété, ce sont les actions collectives. Et quand on dit collectif, ça ne veut pas forcément dire faire du militantisme, faire des manifestations, bloquer des zones… Tout le monde n’a pas forcément envie d’être dans un activisme très contestataire.
Mais ce qu’on entend par action collective, c’est tout ce qui dépasse le cadre de ma petite personne. Si je vais discuter avec mes voisins à l’assemblée générale de comment on va isoler notre immeuble, c’est une action collective. Si je parle avec mes camarades de classe d’organiser une vente de vêtements d’occasion, c’est une action collective. Donc tout ça, ce sont des actions collectives et c’est ce qui a pour conséquence de diminuer l’éco-anxiété. Néanmoins, quand même, à l’échelle de notre société, on ne peut pas dire qu’il y ait énormément de place pour les actions collectives et surtout pour changer complètement le système. En tous cas, ce n’est pas facilité.
Et donc oui, ce que je voulais dire avec ce propos-là, c’est que les jeunes, en tout cas les jeunes de cette génération, font l’objet d’une violence systémique et sociétale. Et la nature de cette violence, c’est de voir leur environnement être détruit et d’être dans l’incapacité de pouvoir y réagir ou en tout cas y faire quelque chose puisqu’ils n’ont pas en main les décisions.
Donc je pense qu’il y a plusieurs choses qu’on peut faire déjà. D’abord, enseigner les luttes collectives, c’est à dire savoir que le droit du travail, le droit des femmes, un certain nombre de protections qu’on peut avoir, ne sont pas venus de nulle part. Qu’en fait, pour obtenir des choses qui sont protectrices pour les gens qui en ont besoin, ça passe par un certain nombre de luttes. Ça ne veut pas forcément dire des luttes violentes, mais il faut quand même avoir une capacité à changer le système. Donc oui, c’est un certain degré de conflictualité, en tout cas pour obtenir certaines choses.
La deuxième chose aussi, c’est de ne pas leur savonner la planche, parce qu’en fait ils se sont organisés, ils ont essayé de faire des choses et il y en a encore qui s’organisent et font pleins de choses. Donc ne pas les ignorer, ne pas essayer de saboter ce qu’ils sont en train de faire, voir leur donner un coup de main. Parce qu’en fait, quand on a 14 ans, 15 ans, qu’on essaye de mettre en place des actions environnementales, parfois il y a des informations qui nous manquent ou des compétences qu’on n’a pas encore. Même pour faire obtenir l’autorisation de mettre des panneaux solaires sur le toit de son école, je parle vraiment de projet sympa et constructif. Et il faut des autorisations administratives, il faut des évaluations financières, il faut pouvoir obtenir des financements. Comment est-ce qu’on fait ça quand on ne travaille pas soi-même ? On a besoin d’être entouré de gens qui savent comment on mène ce type de campagne et comment est-ce qu’on arrive à faire aboutir un projet comme ça, qui est encore une fois un projet complètement faisable. Il faut juste avoir les bonnes personnes, bien planifier, prendre le temps qu’il faut et on peut y arriver.
Donc ne pas leur savonner la planche et puis aussi leur filer le coup de main là où ils n’ont pas encore les compétences et ne pas être dans cette posture de dire « vu que c’est leur initiative, je les laisse tout faire ». Et puis six mois plus tard, le truc est tombé à l’eau et dire « ah bah oui, ça c’est les ados ». Je vous fais la remarque infantile typique : « ça c’est les ados, ils ont des grandes idées et puis après ça ne suit pas ». Sauf qu’en fait, peut-être qu’ils sont tombés sur un os, sur une compétence qu’ils n’avaient pas et c’est normal qu’ils ne l’aient pas à leur âge. Ils ne sont pas censés tout savoir. C’est pour ça qu’en tant qu’adulte, quand on est dans une équipe, dans une association, dans une entreprise, on travaille en groupe. Parce qu’en fait tout le monde n’a pas les mêmes compétences et travailler en groupe ça s’apprend. Donc les aider là où ils ont besoin.
Charlotte Simoni
Dans les propos tenus par Laelia Benoit, un point ressort assez clairement : celui de ne pas prendre au sérieux les efforts écologiques mis en place par les enfants et les adolescents et finalement, de manière générale leurs paroles. Ce terme a un nom infantisme, comme l’explique Laelia Benoit dans son bouquin du même nom paru aux éditions Seuil en 2023.
L’infantisme, et je reprends ces mots, est une forme de discrimination à l’encontre des mineurs, fondée sur la croyance qu’ils appartiennent aux adultes et qu’ils peuvent, voire qu’ils doivent être contrôlés. Je me suis donc questionnée sur ce retard pris concernant les discriminations faites aux enfants et aux adolescents, alors même que nous avons pris conscience de discriminations faites à l’encontre d’autres catégories de personnes.
Laelia Benoit
Alors, il y a deux réponses à ça. La première, c’est que la prise de conscience sur les femmes, les personnes homosexuelles et le racisme, ça ne s’est pas fait de nulle part. Ce sont les gens qui se sont organisés, les personnes qui font partie de ces groupes qui ont organisé ces luttes. Le féminisme, c’est quelque chose. Les luttes antiracistes aussi. Voilà les mouvements des milieux homosexuels pour être reconnus, ce sont des choses où il y a des gens qui ont milité et ça a été dur et ça l’est encore. Et c’est souvent très fragile encore comme équilibre. Et ça peut être vite remis en question malheureusement. Le problème, c’est que les enfants, ils sont enfants et donc très souvent ils ne peuvent pas s’organiser aussi bien. Et encore, quand je dis ça, on voit bien qu’ils ont réussi à le faire pour les manifestations, pour le climat. Mais on ne peut pas attendre d’eux qu’ils aient autant d’informations, d’outils, de connaissances, de persévérance même de moyens financiers, de temps pour pouvoir comme ça tenir sur des années une lutte et avoir une présence médiatique. Enfin voilà, on ne peut pas attendre ça d’eux et donc ils ont besoin d’un petit peu d’aide. Ça c’est une des choses.
Et puis la deuxième chose pour les enfants, c’est que je dirais, contrairement à d’autres groupes ou soit on en fait partie, soit on en fait pas partie, les enfants, tout le monde peut dire « oui mais moi j’ai été enfant », et donc tout le monde peut avoir l’impression d’avoir une expertise en fait parce qu’il a vécu sa propre enfance. Donc c’est un peu comme les questions de parentalité. C’est très compliqué quand on est spécialiste de la parentalité d’essayer d’expliquer un certain nombre de choses sur l’éducation parce que les gens vous disent « bah oui, mais moi je fais différemment et d’ailleurs ce sont mes enfants, donc je fais ce que je veux ». Et puis vu que tout le monde peut être parent, pourquoi est-ce qu’on aurait besoin d’avis d’experts ? Donc il y a un petit peu cette question-là avec les enfants où on pourrait dire « en fait, après tout, les enfants appartiennent à leurs parents ». C’est encore une des croyances malheureusement bien ancrée dans notre culture. Et donc chacun fait chez soi comme il veut. Circulez, il n’y a rien à voir. Donc ça, c’est un des aspects.
Et le fait aussi que chaque enfant est appelé à devenir adulte. Ça fait que certains adultes vont garder un souvenir douloureux de leur enfance. Et au lieu d’avoir plus d’empathie pour les enfants à cause de ça, ils vont en fait avoir intégré l’idée que l’enfant, c’est un statut d’infériorité. En fait, quand on a été maltraité beaucoup pour ce qu’on était, parfois on incorpore cette idée là et on essaye de s’éloigner le plus possible de tout ça. On garde ce vécu d’infériorité, d’humiliation, de mépris, etc. Donc surtout, il ne faut pas avoir l’air d’être un enfant et la meilleure manière de ne pas avoir l’air d’être un enfant, c’est de ne pas s’intéresser aux enfants, voire d’être particulièrement rigide avec eux ou de prendre des postures autoritaristes ou de se distinguer et de faire l’utilisation la plus absolue du petit pouvoir qu’on a maintenant qu’on est adulte, pour bien les écraser et bien se distinguer. C’est toujours les mécanismes de distinction bien montrer : « moi je ne suis pas un enfant, la preuve, j’ai beaucoup d’autorité ». Donc c’est un effet pervers qui fait que bien que tous les adultes aient été autrefois un enfant, ça ne fait pas forcément d’eux les meilleurs défenseurs des enfants. Il y a beaucoup d’adultes qui vont essayer de n’avoir aucune empathie, de se couper le plus possible de leur lien ou de leur sensibilité vis à vis des enfants.
Un équivalent, ce serait un peu le comportement du nouveau riche quoi. Le snobisme de dire « oh là là, mais alors moi je ne suis surtout pas pauvre, hein ! ». Donc il faut vraiment montrer qu’on n’a rien à voir avec ces gens-là. C’est le truc typique du nouveau riche d’être bien plus méprisant et bien plus dédaigneux des personnes qui ne le sont pas que de personnes qui n’ont pas eu à passer d’un groupe à un autre.
Charlotte Simoni
En complément de ces explications, Laelia Benoit ajoute dans son livre que les enfants et les adolescents sont finalement tolérés tant qu’ils ne gagnent pas de terrain sur les luttes de pouvoir. Pour illustrer ce propos, les équipes de recherche de Laelia Benoit ont analysé le traitement médiatique de l’engagement climatique des enfants et adolescents par la presse américaine. Résultat : ce mépris et cette humiliation envers les enfants et les adolescents est très présent dans les médias, y compris français. D’ailleurs, je lui ai demandé quel était, selon elle, le rôle des médias dans la lutte contre l’infantisme. Je vous laisse écouter sa réponse plutôt éloquente.
Laelia Benoit
Au risque peut-être d’avoir peu d’attentes vis à vis des journalistes, je ne veux surtout pas avoir l’air méprisante en disant ça, mais je pense que les médias sont un effet de loupe de notre société. Je pense que quelque part, les journalistes disent ce que les gens sont prêts à entendre ou ce que les gens ont envie d’entendre ou ce qui suscite des clics ou de l’audience. Et donc je ne pense pas que la solution vienne des médias. Je pense que la solution vient de comment on réagit à ce qui est dit dans les médias. Malheureusement, beaucoup de choses qui sont dites sur les enfants à caractère infantile, discriminatoire, humiliant, ne font pas réagir, voire font sourire. Il y a beaucoup d’humour collectif sur le dos des enfants qui fait rire une partie de l’audience. Alors que le public serait choqué si des choses similaires étaient dites actuellement sur les femmes par exemple, ou je ne sais pas, sur les personnes homosexuelles, on aurait des lettres de lecteurs ou des lettres d’auditeurs. Et donc il y aura une régulation par le public. Et moi ce qui me frappe, c’est que je pense que le public français a encore du chemin à faire pour tendre l’oreille et se laisser être touché et choqué.
En fait, quand on parle à leur place, quand on ne les invite pas pour discuter, ou dès qu’on fait un sujet sur les enfants et les ados, il faut quand même pouvoir mettre une petite blague pour leur savonner la planche. Ça c’est toujours un truc habituel, donc d’essayer de se dire mais pourquoi est-ce que je souris de ce truc en fait ? J’ai un souvenir, j’en avais parlé dans le livre, d’un commentateur qui disait que c’était vraiment surprenant que les jeunes aillent manifester à l’heure où en fait ils devraient s’intéresser à la couleur de leur trousse. Et ça a fait rire sur le plateau alors que ce n’est pas parce qu’on est ado qu’on est uniquement intéressé par des choses superficielles comme la couleur de notre trousse. Voilà, c’est comme s’il y avait besoin de rabaisser un petit peu tous les engagements qu’ils pourraient avoir. Donc, il faut, s’entraîner à regarder tout cela sous le filtre de : « tiens, et si on avait dit ça d’une femme ? Est-ce que ça se serait passé aussi facilement ? ».
Charlotte Simoni
Dans mon échange avec Laelia Benoit, je souhaitais aborder le point de l’école et de la façon dont le réchauffement climatique y est traité. Dans son projet de recherche Earth in Motion sur l’éco-anxiété chez les enfants et les adolescents, Laelia Benoit est allée au contact de nombreux enfants de 7 à 18 ans. Je voulais donc savoir quels étaient leur retour sur la sensibilisation aux enjeux climat et énergie à l’école. Si des efforts étaient menés en ce sens, notamment par l’éducation nationale et quels sont les points à développer pour améliorer l’éducation de nos enfants aux sujets climatiques. Laelia Benoit me répond.
Laelia Benoit
Ce que j’ai pu observer, puisque je travaille avec l’Éducation Nationale, c’est qu’il y a un effort réel des enseignants pour parler du changement climatique dans les écoles. Je pense qu’ils font beaucoup et que c’est un sujet sur lequel ils sont partants pour enseigner, mais qu’ils manquent parfois de ressources. Les écoles sensibilisent beaucoup aux mécanismes du réchauffement climatique, à l’impact carbone. Mais il y a peu de contenu sur les solutions à apporter. Et ça, c’est aussi parce que les enseignants n’ont pas ce programme sous les sous les yeux. Ce sont des choses qui sont récentes, qui n’ont pas encore diffusées nécessairement. Et donc le vécu des élèves, c’est souvent « on nous en parle beaucoup, on a compris ce que c’était, mais maintenant on aimerait bien avoir du concret et savoir comment on agit. Sinon, c’est encore de la sensibilisation qu’on nous tartine et on commence à en avoir marre ».
Et l’autre chose, tu parlais de l’éducation sexuelle, c’est que oui, dans l’étude que j’ai menée, notamment en France, mais aux Etats-Unis aussi, j’ai essayé de varier les groupes d’élèves et d’enfants qui participaient, notamment selon leurs milieux sociaux, leurs origines. Donc il y a des gens qui sont plus ou moins favorisés économiquement, qui ont des familles qui sont plus ou moins diplômés. Et donc effectivement, il y a des familles où on ne parle pas du climat et tout ce qu’on connaît sur le réchauffement climatique, on le connaît de l’école, un peu comme pour la sexualité où il y a des familles où on ne parle pas du tout. Et donc c’est à l’école de faire cet enseignement-là. Donc oui, je pense que l’école joue un rôle central et qu’il faut vraiment remercier l’école parce que parfois c’est le seul lieu où on va entendre parler de la planète, de l’écologie. Sinon, à la maison, on a soit accès à des médias qui n’en parlent pas du tout, soit à des médias de divertissement uniquement, soit on n’en parle pas du tout.
Charlotte Simoni
Pour conclure cet entretien, je vous partage le retour de Laelia Benoit sur un point de son livre qui m’a énormément marqué, celui du lien entre répression des émotions de l’enfant et effets délétères sur l’environnement. Laelia Benoit explique ainsi qu’un enfant qui a évité ou interrompu ses émotions, soit par des punitions ou via des diversions, fait une proie idéale pour la surconsommation dont les conséquences sur la biodiversité, le réchauffement climatique ou encore la dégradation des sols ne sont plus à prouver. Je voulais vraiment terminer sur cette note, car au-delà de la sensibilisation aux enjeux climat et énergie à l’école, dans les études supérieures ou en entreprise, qui est bien sûr très importante, l’éducation est vraiment le point d’ancrage de beaucoup de nos comportements futurs.
Laelia Benoit
Alors j’ai deux annonces de limitation sur mon propos à faire d’emblée. Déjà, c’est que donc même s’intéresser aux questions d’émotion individuelle, de comment on va gérer nos émotions pour moins surconsommer, c’est effectivement centrer le propos sur l’individu. Et on pourrait à juste titre dire « Laelia quand tu dis ça, tu ne nous dis pas que les corporations mettent plein d’argent pour nous laver le cerveau à coup de marketing, pour qu’on ait envie d’acheter plein de choses dont on n’a pas besoin ». Bon, c’est vrai, je le reconnais et je pense que c’est le plus gros problème. Maintenant, tant qu’on n’a pas entièrement réglé ce problème du forçage à la consommation, du capitalisme, enfin on l’appelle comme on veut, il faut quand même réussir à vivre aussi en tant qu’individu et à pouvoir faire des choix un peu. On a quand même encore une marge de manœuvre dans les choix qu’on fait. C’est là où l’alphabétisation émotionnelle est importante.
Ma deuxième limite, c’est évidemment que je n’ai pas de grandes données chiffrées parce qu’il faudrait déjà des échelles de conscience émotionnelle. Il faudrait pouvoir prendre en compte et annuler l’effet du niveau de richesse des pays aussi, parce qu’en fait on sait que globalement, plus on est riche, plus on pollue, et donc tout simplement parce qu’on a plus d’argent, on a plus de moyens de consommation. Donc, il faudrait vraiment pouvoir neutraliser tous ces effets là pour voir ensuite si on a tendance à moins consommer quand on a une meilleure intelligence émotionnelle. J’espère que ces études existeront. Je n’en ai pas encore connaissance. Peut-être qu’il y a des gens qui travaillent là-dessus, peut-être même qu’il y a des choses publiées dont je n’ai pas connaissance. Donc s’il y a des gens qui entendent ça et qui veulent participer à la discussion, je serai ravie d’avoir toutes ces références. La manière dont moi je perçois les choses, c’est vraiment en termes de développement émotionnel de l’enfant et de l’adulte. Si, comme on le fait le plus souvent, on enseigne aux enfants à craindre leurs émotions inconfortables, alors dès qu’ils vont avoir une émotion inconfortable, ils vont essayer de couper court, de réprimer tout ça et de passer à autre chose le plus vite possible.
Et en fait, dans l’éducation classique en tous cas, je dirais majoritaire actuellement qu’on donne aux enfants, on leur enseigne beaucoup à éviter ces émotions inconfortables de plein de manières différentes. S’ils pleurent, qu’ils sont angoissés, on va essayer de les distraire. On va les distraire en les mettant devant un écran, en leur donnant un bonbon, etc. On va essayer même de les distraire de leur propre compréhension des émotions. Par exemple, ils ont mal, on va leur dire « mais non, tu n’as pas mal, tout va bien ». Donc on les entraîne à se distraire, à douter de leur ressenti. On les punit aussi de leurs émotions. Si par exemple, il y a une émotion de colère – souvent, ce sont les plus difficiles à gérer pour les adultes – quand l’enfant est en colère, quand il s’oppose, qu’il s’agite, au lieu de l’aider à se canaliser ou à dire « je vois que tu es en colère, on va essayer de de respirer, on va essayer de souffler », on va leur dire « file dans ta chambre ». Le fameux « file dans ta chambre » qui est une punition, une exclusion, un rejet car l’adulte a du mal à accueillir cette émotion inconfortable de son enfant. Une émotion qui n’est pas contrôlée par l’enfant, parce qu’encore une fois il est petit et se laisse déborder. Mais du coup, l’adulte rejette. C’est très différent de dire file dans ta chambre, débarrasse-moi le plancher qui est très rejetant et de dire au contraire je pense que là il faut déjà se calmer, respirer, etc. Et puis on reprendra cette discussion plus tard.
Voilà, on peut tout à fait donner à l’enfant un temps pour se pour se calmer, mais pas de manière punitive. Donc si on le fait de manière punitive, qu’est-ce fait l’enfant ? Je ne sais pas si vous ça vous est arrivé d’avoir été envoyé dans votre chambre toute seule parce que vous étiez en colère. En fait, qu’est-ce qu’on pense quand on est tout seul dans la chambre ? On pense « je suis tout seul, je suis angoissé et en plus personne ne m’aime ». Parce qu’en général, les enfants arrivent assez vite à cette conclusion. Et donc des vécus de solitude, de honte, d’isolement, etc. Alors qu’ils n’ont toujours pas compris exactement ce qui les avait énervés. Voilà, ça ne les aide pas du tout à aller voir en profondeur pourquoi il était en colère. Est ce qu’il y a des choses à modifier ? Est-ce qu’il était fatigué ? Toutes ces choses-là ne sont toujours pas discutées. Tout ce que l’enfant retient, c’est si mon émotion sort, je vais me faire punir et je vais me faire rejeter. Donc tout ça fait que, en gros, dès l’âge de 6 ans, on a eu des milliers d’expériences, on s’est fait rejeter, réprimer, punir, distraire, c’est à dire on nous a fait croire que ce qu’on pensait n’était pas vrai, ou ce qu’on vivait n’était pas vrai. Donc bref, on est confus sur le plan émotionnel et dès qu’on sent un truc inconfortable, on a surtout envie que ça s’arrête tout de suite. Parce que si jamais ça continuait, si jamais ça montait, si jamais on le pressentait complètement, et ben on ne sait pas où est-ce que ça pourrait aller. Parce qu’en fait, ce qui s’est passé aussi, c’est que comme les adultes essayent d’éteindre le plus vite possible l’incendie, l’enfant n’a jamais fait l’expérience de l’histoire naturelle d’une émotion.
Le cours naturel d’une émotion, c’est de monter, monter, monter, monter et ensuite se déverser, se digérer, sortir et pouvoir s’apaiser. La seule émotion pour laquelle les enfants arrivent souvent à le faire un petit peu parce que les adultes sont moins inconfortables avec ça, c’est la tristesse. Aujourd’hui, la majorité des familles le savent, on a le droit de pleurer et on a le droit d’attendre que ça passe et de laisser sortir tout ça. Si on a un gros chagrin et qu’on pleure, on pleure, on pleure, à un moment donné, la source se tarit et en fait, on ressent une sérénité intérieure, on se sent soulagé, on se sent même un peu fatigué. Et puis après tout ça, on peut commencer à voir les choses sous un autre angle. Voilà, c’est encore comme je vous le disais, c’est d’abord le corps qui travaille, qui digère l’émotion, qui fait un peu cet aspect saisonnier. On passe par l’hiver et puis il y a quelque chose qui ressort de tout ça, mais c’est après que les idées changent quoi. Donc si on prend l’exemple de la tristesse, on voit bien que ça monte et puis ça redescend et puis c’est écouler.
Mais en fait la colère, la honte et l’angoisse, c’est pareil. Simplement, on n’autorise pas les enfants à le vivre. Dès l’âge de 6 ou 7 ans, on a enregistré qu’il ne faut surtout pas ressentir d’émotions inconfortables et donc on va devenir autonome dans nos capacités de distraction. On va se dire : tiens, je vais me mettre sur un écran, je vais éviter de parler des sujets, je vais essayer de me réconforter avec de la nourriture. Par exemple, si je suis stressé et que je ne veux pas faire mes devoirs, que je suis un petit peu angoissé, je vais prendre plus de gâteaux ou des bonbons. En tout cas, je vais trouver 36 distractions possibles pour ne pas être dans mon corps. Et dès qu’on grandit un petit peu, si je suis angoissé de devoir attendre des gens dans un espace public alors que je me demande si les autres me regardent, ce qui est encore une fois une peur tout à fait ordinaire et normale. Au lieu d’apprendre à être à l’aise avec le fait que quand on est dans un lieu inconnu, dans un espace public, on n’est pas toujours très à l’aise, et bien qu’est-ce que je vais faire ? Je vais apprendre à fumer une cigarette pour me donner une contenance si je suis mal à l’aise dans une soirée avec des gens que je ne connais pas. Ce qui est encore une fois tout à fait ordinaire. Je vais boire de l’alcool pour me détendre. Si j’en ai marre de mon boulot, je vais partir en vacances dès que je peux en avion, Si j’ai une journée fatigante, je vais aller m’acheter des vêtements ou des chaussures. Bon après je dirais que l’objet de la consommation dépend beaucoup de notre milieu social, de nos moyens, de notre milieu culturel, de notre genre. Toujours est-il qu’on va tous surconsommer. Et encore une fois, le problème du changement climatique, ce n’est pas la consommation. On a tous besoin de manger, de boire, de dormir, d’avoir un toit. Quand on respire, on produit du carbone. Donc il ne s’agit pas de dire surtout arrêtons de vivre.
Ce qui pose un problème pour la planète, c’est qu’on surconsomme, qu’on passe notre temps à acheter, utiliser des choses dont on n’a pas besoin y compris dans les choses que j’ai listées. Une bonne partie d’entre elles sont en plus assez mauvaises pour notre santé. Donc on ne se fait pas du bien. Et donc je pense à une chose qu’on admire beaucoup chez nos collègues scandinaves, nos voisins, et qu’on a du mal parfois à formuler en France, c’est qu’est-ce que c’est de vivre une vie simple mais chaleureuse, réconfortante, agréable ? Les Danois appellent ça le hygge. Il est vrai qu’on idéalise un petit peu ce hygge parce que ce ne sont pas nos cultures, donc on en voit qu’un petit bout. Mais ce qu’on essaye de décrire et qui nous manque tellement, c’est cette capacité à pouvoir être bien avec soi-même, avec les autres et de manière simple, c’est à dire sans faire forcément quelque chose, mais juste en étant ensemble : se faire chauffer du thé, être réunis assis ensemble sur des coussins, faire un jeu de société, bavarder, raconter des histoires, rire ensemble. En fait, c’est un savoir humain ancestral. On peut le retrouver dans quasiment n’importe quelle culture : être assis en cercle et boire une boisson chaude et parler et rire et en fait, ça fait du bien. Pouvoir avoir un contact physique qui n’est pas un contact sexualisé mais juste de réconfort. Ça fait partie des choses qui apaisent sur le plan émotionnel. Pouvoir traverser ces émotions là et ensuite se sentir mieux, ça permet de pouvoir se satisfaire de choses qui sont beaucoup plus simples et qui ne demandent pas de surconsommer.
Donc voilà le résumé de toute cette discussion-là. Si vous voulez, c’est que plus on empêche l’enfant d’avoir accès à ses émotions, plus on le réprime pour ses émotions inconfortables, plus il va avoir besoin en grandissant d’utiliser des distractions pour ne pas être au contact de ses émotions. Et alors là, il sera un consommateur parfait pour notre société qui est toute prête à lui offrir 36 000 distractions du week-end de l’enterrement de vie de jeune fille aux vêtements inutiles, en passant par les voyages en avion, etc. C’est sans fin et il se retrouvera bloqué pour résister à ces propositions-là qui sont en fait des propositions qui sont réconfortantes s’il n’a pas d’autre manière de se réconforter.